En cause:
la question préjudicielle relative au décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes », posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J.-P. Moerman, T. Giet, J. Moerman, M. Pâques et D. Pieters, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I Objet du recours
Par jugement du 5 novembre 2019, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 novembre 2019, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« Le décret du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, éventuellement combinés avec l'article 172 de la Constitution, dans la mesure où seuls les véhicules motorisés et les combinaisons de véhicules, qu'ils soient ou non exclusivement destinés ou utilisés au transport de marchandises par voie terrestre, et dont la masse maximale autorisée (MMA) excède 3,5 t, sont soumis au prélèvement kilométrique, à l'exclusion des :
i. véhicules motorisés et combinaisons de véhicules, qu'ils soient destinés ou utilisés de manière exclusive pour le transport de personnes par voie terrestre ou non, dont la masse maximale autorisée (MMA) dépasse 3,5 t;
ii. véhicules motorisés et combinaisons de véhicules, qu'ils soient destinés ou utilisés de manière exclusive pour le transport de marchandises par voie terrestre ou non, dont la masse maximale autorisée (MMA) n'excède pas 3,5 t;
iii. véhicules motorisés et combinaisons de véhicules, qu'ils soient destinés ou utilisés de manière exclusive pour le transport de marchandises par voie terrestre ou non, dont la masse maximale autorisée (MMA) n'excède pas 3,5 t, même si ces véhicules utilisent pour le transport de marchandises une remorque par laquelle leur MMA totale excède 3,5 t;
iv. voitures individuelles;
v. divers autres véhicules, par exemple les engins agricoles, même s'ils sont utilisés pour le transport de marchandises par voie terrestre ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la SPRL « ADM Team Heavy Weight », assistée et représentée par Me M. Maus, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- la Société wallonne de Financement complémentaire des Infrastructures, assistée et représentée par Me A. François, Me P. Hofströssler et Me B. Martel, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me A. François, Me P. Hofströssler et Me B. Martel.
La SPRL « ADM Team Heavy Weight » a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 22 septembre 2021, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs J.-P. Moerman et J. Moerman, a décidé que l'affaire était en état, qu'aucune audience ne serait tenue, à moins qu'une partie n'ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu'en l'absence d'une telle demande, les débats seraient clos le 6 octobre 2021 et l'affaire mise en délibéré.
Aucune demande d'audience n'ayant été introduite, l'affaire a été mise en délibéré le 6 octobre 2021.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l'emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, est saisi d'une demande introduite par la SPRL « ADM Team Heavy Weight », laquelle conteste une série de factures qui lui ont été adressées par la Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures (SOFICO) au titre de prélèvement kilométrique. La SPRL « ADM Team Heavy Weight» demande que la SOFICO soit condamnée au remboursement intégral des montants qu'elle conteste, au motif qu'ils ont été indûment perçus.
Le Tribunal juge que le prélèvement kilométrique en cause doit être qualifié de redevance et non d'impôt. Devant le Tribunal, la SPRL « ADM Team Heavy Weight » soutient que la taxe kilométrique est discriminatoire parce qu'elle est fixée de façon inéquitable à l'égard de catégories de contribuables comparables. À la demande de cette partie, le Tribunal pose à la Cour la question reproduite plus haut, en application de l'article 26, § 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.
II En droit
A Argument
A.1. La SPRL « ADM Team Heavy Weight », partie demanderesse devant le juge a quo, estime qu'une analogie suffisante peut être établie entre les catégories de véhicules qui sont visées par la taxe kilométrique et celles qui ne le sont pas. Elle rappelle que l'objectif du législateur décrétal est, d'une part, de faire supporter de manière équitable par les usagers les coûts d'infrastructure liés à l'utilisation des routes et, d'autre part, d'encourager ceux-ci à remplacer leurs véhicules polluants par des véhicules plus respectueux de l'environnement. Elle estime que tous les véhicules, qu'ils soient taxés ou non, occasionnent des coûts d'infrastructure identiques et polluent tout autant l'environnement. Elle fait valoir que la différence de traitement est basée sur un critère de distinction non pertinent, dès lors que les usagers de la route exclus du champ d'application du prélèvement kilométrique n'ont pas sur l'infrastructure routière un impact moindre que les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée dépasse 3,5 tonnes. Par ailleurs, elle constate que le prélèvement kilométrique n'atteint pas l'objectif qui consiste à inciter les usagers de la route à adopter des comportements moins néfastes pour l'environnement. Enfin, elle estime que le prélèvement kilométrique est non seulement inefficace pour atteindre les objectifs poursuivis par le législateur décrétal, mais aussi source de nombreux inconvénients financiers pour le secteur du transport de marchandises, et elle en conclut qu'il est disproportionné.
A.2.1. Le Gouvernement wallon et la SOFICO, parties intervenantes, rappellent que le décret en cause transpose la directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 1999 « relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures », modifiée par la directive 2006/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2006 et par la directive 2011/76/UE du Parlement européen et du Conseil du
27 septembre 2011. Ils ajoutent que ce décret transpose aussi en partie la directive 2004/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 « concernant l'interopérabilité des systèmes de télépéage routier dans la Communauté ». Ils précisent que le décret en cause est aussi fondé sur l'accord de coopération du 31 janvier 2014 entre la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale « relatif à l'introduction du système de prélèvement kilométrique sur le territoire des trois Régions et à la constitution d'un Partenariat interrégional de droit public Viapass sous forme d'une institution commune telle que visée à l'article 92bis, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles ». Ils indiquent que le champ d'application du prélèvement est circonscrit de manière similaire à ce qui est prévu dans les textes précités.
A.2.2. Les parties intervenantes font valoir que l'article 172 de la Constitution n'est pas applicable à une redevance, qui est une perception de nature non fiscale. Elles en déduisent que le décret en cause, qui établit une redevance et non un impôt, ne saurait en tout état de cause violer l'article 172 de la Constitution.
A.2.3. À titre principal, les parties intervenantes estiment que les catégories de véhicules visées dans la question préjudicielle ne sont pas comparables au regard de l'objectif sous-jacent au prélèvement kilométrique, qui est de prendre en considération l'impact d'une catégorie donnée de véhicules, à savoir les poids lourds transportant des marchandises, sur la mobilité et sur les frais d'infrastructure, compte tenu des caractéristiques des véhicules et de l'intensité de leur utilisation. Elles font valoir qu'il est incontestable que les catégories de véhicules visées dans la question préjudicielle grèvent tout à fait différemment l'infrastructure routière et la circulation et qu'elles impactent aussi différemment la mobilité sur le territoire.
A.2.4. À titre subsidiaire, les parties intervenantes font valoir que la différence de traitement est en tout état de cause justifiée. Elles considèrent que le but poursuivi est légitime, que le critère de distinction est objectif et pertinent et que la mesure est proportionnée.
A.2.5. En ce qui concerne la pertinence du critère de distinction, les parties intervenantes rappellent tout d'abord que le législateur décrétal jouit d'une large marge d'appréciation en matière de politique économique et sociale et que le contrôle exercé par la Cour doit donc être marginal. Elles soulignent qu'il n'est pas exclu que le prélèvement kilométrique soit, à l'avenir, étendu aux autres catégories de véhicules visées dans la question préjudicielle ou à certaines d'entre elles. Cependant, elles estiment que le principe d'égalité n'exige nullement que tout véhicule circulant sur la voie publique soit imposé si une redevance est instaurée. Elles renvoient à la directive 1999/62/CE, telle qu'elle a été modifiée par la directive 2006/38/CE, et rappellent que la Cour a déjà considéré que le champ d'application d'une norme interne peut être raisonnablement justifié eu égard au fait que cette norme vise à transposer des dispositions du droit de l'Union en leur donnant le même champ d'application. Elles ajoutent que l'adoption de systèmes de prélèvement kilométrique par les pays limitrophes rendait impérative l'adoption d'un système semblable pour la Belgique.
A.2.6. En ce qui concerne la proportionnalité, les parties intervenantes font valoir que, par nature, une redevance est raisonnablement proportionnée à la valeur ou au coût du service qu'elle concerne. Elles indiquent que la réglementation relative à la taxe de circulation a été modifiée par l'article 40 du décret-programme wallon du 21 décembre 2016 « portant sur des mesures diverses liées au budget », en ce sens que les véhicules qui sont soumis à la redevance et dont la masse maximale autorisée se situe entre 3,5 et 12 tonnes sont soumis à une taxe de circulation égale à zéro et que les véhicules dont la masse maximale autorisée dépasse 12 tonnes sont soumis à la taxe de circulation au tarif minimum.
A.2.7. En ce qui concerne les véhicules motorisés et combinaisons de véhicules dont la masse maximale autorisée n'excède pas 3,5 tonnes, même si leur masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes en raison de la remorque qu'ils utilisent (3ème catégorie visée dans la question préjudicielle), les parties intervenantes indiquent que, selon une pratique administrative adoptée par les trois régions, ces véhicules ne sont pas soumis au prélèvement kilométrique et sont donc traités différemment des poids lourds de plus de 3,5 tonnes. À titre principal, les parties intervenantes estiment que ces deux catégories de véhicules ne sont pas comparables, puisque les véhicules dont la masse maximale autorisée n'excède pas 3,5 tonnes ne sont pas naturellement destinés au transport de marchandises et ne sont amenés à transporter des marchandises que de manière incidente, ponctuelle et hypothétique, lorsqu'ils tractent une remorque. Elles ajoutent que ceci est confirmé par le fait que, depuis le 1er janvier 2018, les trois régions ont décidé de soumettre au prélèvement kilométrique les tracteurs de semi- remorques N1 avec code de carrosserie BC car ces véhicules, dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes, ont vocation à être utilisés dans le cadre du transport de marchandises. À titre subsidiaire, les parties
intervenantes font valoir que la distinction entre ces catégories de véhicules est justifiée. À cet égard, elles indiquent notamment que les systèmes de détection automatique installés sur les voiries ne permettent pas techniquement à l'heure actuelle de déterminer, lorsqu'un véhicule dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes tracte une remorque, si la masse maximale autorisée de l'ensemble est supérieure à 3,5 tonnes ou non.
A.2.8. Enfin, à titre subsidiaire, les parties intervenantes demandent à la Cour, si celle-ci devait constater une violation des articles 10 et 11 de la Constitution, de limiter cette constatation aux articles 2, 16°, et 9, § 1er, du décret en cause car seules la définition du « véhicule » et l'exonération de certains véhicules font l'objet de la question préjudicielle.
A.3.1. La SPRL « ADM Team Heavy Weight » considère que les objectifs du législateur décrétal, tels qu'ils peuvent être déduits des travaux préparatoires du décret en cause, ne permettent pas d'établir que le critère de distinction est justifié. Elle ajoute que les choix opérés par le législateur européen ne dispensent pas le législateur décrétal wallon du respect des articles 10 et 11 de la Constitution, de sorte que le champ d'application d'une norme ne peut être justifié par le fait que celle-ci transpose une directive européenne.
A.3.2. La SPRL « ADM Team Heavy Weight » fait valoir que la mesure dans laquelle des véhicules motorisés dont la masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes représentent une charge pour l'infrastructure routière et une nuisance pour l'environnement est indépendante de la question de savoir si ces véhicules sont utilisés pour le transport de marchandises ou pour le transport de personnes. Elle estime que les déplacements regroupés, qu'il s'agisse de marchandises ou de personnes, diminuent les nuisances pour l'environnement, l'infrastructure routière et le trafic. Elle en déduit qu'il est impossible de justifier, au regard des objectifs poursuivis, une différence de traitement entre les véhicules dont la masse maximale autorisée dépasse 3,5 tonnes qui servent au transport de marchandises et les véhicules qui ont la même masse maximale autorisée mais qui ne servent pas au transport de marchandises.
A.3.3. Elle considère que l'annulation de la taxe de circulation ne compense pas la mesure, dès lors que la taxe de circulation n'est pas fonction du nombre de kilomètres parcourus. Elle en déduit que des catégories de véhicules comparables sont taxées de manières fondamentalement différentes.
A.3.4. Elle estime par ailleurs qu'eu égard aux objectifs poursuivis par le législateur décrétal, il n'y a aucune raison de ne pas soumettre aussi les camionnettes à la redevance kilométrique et que leur exclusion n'est pas logique eu égard à l'objectif qui consiste à encourager le transport groupé.
B Point de vue de la cour
Quant au décret en cause et à son contexte
B.1.1. La question préjudicielle concerne le décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes » (ci-après : le décret du 16 juillet 2015). Le prélèvement kilométrique est une redevance due par les détenteurs de certains véhicules à moteur, calculée sur la distance parcourue.
Il ressort de la question préjudicielle et de la motivation du jugement a quo que la Cour est invitée à examiner la compatibilité des articles 2, 16°, et 9, § 1er, de ce décret, qui déterminent
le champ d'application du prélèvement kilométrique en ce qui concerne les véhicules visés, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, éventuellement combinés avec son article 172.
B.1.2. L'article 2 du décret du 16 juillet 2015 dispose :
« Pour l'application du présent décret et de ses arrêts d'exécution, on entend par :
[…]
16° véhicule : un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés prévu ou utilisé, soit partiellement, soit exclusivement, pour le transport par route de marchandises, et dont la masse maximale autorisée (MMA) est de plus de 3,5 tonnes;
[…] ».
L'article 9, § 1er, du décret du 16 juillet 2015 dispose :
« A la demande du redevable, est exonéré du prélèvement kilométrique :
1° le véhicule qui est exclusivement utilisé pour et par la défense, la protection civile, les services d'incendie et la police, et est reconnaissable en tant que tel;
2° le véhicule qui est équipé spécialement et exclusivement à des fins médicales et est reconnaissable en tant que tel;
3° le véhicule de type agricole, horticole ou forestier qui n'est utilisé que de manière limitée sur la voie publique en Belgique et qui est exclusivement utilisé pour l'agriculture, l'horticulture, l'aquaculture ou la sylviculture.
[…] ».
B.1.3. Le décret du 16 juillet 2015 transpose la directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 1999 « relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures » (ci-après : la directive 1999/62/CE), modifiée par la directive 2006/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2006 et par la directive 2011/76/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2011. Cette directive harmonise les conditions auxquelles les autorités nationales peuvent percevoir des taxes, péages et droits d'usage sur le transport par route de marchandises.
Il transpose aussi en partie la directive 2004/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 « concernant l'interopérabilité des systèmes de télépéage routier dans la Communauté ». Cette directive prévoit la création d'un service européen de télépéage en complément des services nationaux de télépéage des États membres.
B.1.4. L'adoption du décret du 16 juillet 2015 a été précédée d'un accord de coopération conclu entre les trois régions : l'accord de coopération du 31 janvier 2014 entre la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale « relatif à l'introduction du système de prélèvement kilométrique sur le territoire des trois Régions et à la construction d'un Partenariat interrégional de droit public ViaPass sous forme d'une institution commune telle que visée à l'article 92bis, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles ».
Selon son article 2, cet accord vise à régir la coopération entre la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale dans l'exercice de leurs compétences respectives en matière de gestion des routes et de leurs dépendances et en matière de fixation du régime juridique de la voirie terrestre, au sens de l'article 6, § 1er, X, alinéa 1er, 1° et 2°bis, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles.
Dans cet accord de coopération, modifié par l'accord de coopération du 24 avril 2015, les régions se sont accordées sur les modalités d'instauration du prélèvement kilométrique et sur la constitution d'un partenariat interrégional de droit public, appelé ViaPass, qui prend en charge la gestion journalière du système de prélèvement kilométrique.
Tout en respectant les spécificités de chaque région et les objectifs à poursuivre par chacune d'entre elles, l'accord de coopération vise à régler conjointement ces matières ou à définir les règles requises afin d'introduire, d'organiser et de contrôler, de manière efficace et rentable, le prélèvement kilométrique dans les trois régions (article 2, alinéa 2).
B.2.1. L'exposé des motifs du décret du 16 juillet 2015 indique :
« L'introduction du prélèvement kilométrique s'inscrit dans une dynamique générale existant dans les pays qui nous entourent et qui vise à sensibiliser le secteur du transport de marchandises du (sic) coût réel résultant de l'usage intensif de l'utilisation de la voirie » (Doc. parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/1, p. 2).
Le commentaire des articles précise que par « transport de marchandises » est visé « tout transport de marchandises ou de choses, impliquant, en principe, un chargement et un déchargement du contenu du véhicule » (ibid., p. 5).
B.2.2. En ce qui concerne les objectifs de l'instauration du prélèvement kilométrique, l'exposé des motifs du décret du 16 juillet 2015 mentionne :
« - faire supporter de manière équitable le coût des investissements et de l'entretien des routes par les usagers de la route;
- améliorer la mobilité sur le territoire, en incitant les sociétés de transport à opérer un transport plus efficient des marchandises;
- contribuer à l'amélioration des performances du système de transport en tenant compte des spécificités des véhicules soumis au prélèvement kilométrique » (ibid., p. 2).
En commission du Parlement wallon, le ministre du Budget, de la Fonction publique et de la Simplification administrative a précisé à ce sujet :
« D'abord, le prélèvement kilométrique assure une équité de traitement entre les poids lourds quel que soit leur lieu d'immatriculation.
[…]
Ensuite, il responsabilise l'utilisateur via le principe d'utilisateur-payeur. En effet, ceux qui roulent beaucoup paient plus que ceux qui roulent moins. Le prélèvement kilométrique incite donc à l'amélioration de l'efficacité du transport routier via, par exemple, la limitation du transport à vide » (Doc. parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/4, p. 3).
B.3.1. L'article 2 de la directive 1999/62/CE définit le « véhicule » comme étant « un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés prévu ou utilisé pour le transport par route de marchandises, et d'un poids total en charge autorisé de plus de 3,5 tonnes ».
B.3.2. Le considérant 9 de la directive 2011/76/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2011 « modifiant la directive 1999/62/CE relative à la taxation des poids lourds pour l'utilisation de certaines infrastructures », qui a inséré cette définition du « véhicule » dans la directive 1999/62/CE, énonce :
« La présente directive ne fait pas obstacle à l'application, par les États membres, de règles nationales relatives à la taxation d'autres usagers de la route ne rentrant pas dans son champ d'application ».
B.4. L'article 1er, 18°, de l'accord de coopération, précité, du 31 janvier 2014, tel qu'il a été modifié par l'accord de coopération du 24 avril 2015, définit le « véhicule » comme suit :
« un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés, prévu ou utilisé, soit partiellement, soit exclusivement, pour le transport par route de marchandises, et dont la masse maximale autorisée est de plus de 3,5 tonnes ».
Quant à la question préjudicielle
B.5.1. La Cour est invitée à examiner la compatibilité des articles 2, 16°, et 9, § 1er, du décret du 16 juillet 2015 avec le principe d'égalité et de non-discrimination, en ce que ces dispositions font naître une différence de traitement entre, d'une part, les détenteurs de véhicules à moteur ou d'ensembles de véhicules articulés qui sont prévus ou utilisés soit partiellement soit exclusivement pour le transport par route de marchandises et dont la masse maximale autorisée est de plus de 3,5 tonnes, qui sont soumis au prélèvement kilométrique, et, d'autre part, les détenteurs d'autres véhicules, qui ne sont pas soumis au prélèvement kilométrique.
B.5.2. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.
L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non- discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.3. La circonstance que les dispositions en cause transposent des directives européennes en droit interne ne saurait justifier les différences de traitement soulevées par le juge a quo, dès lors que ces directives n'interdisent pas aux législateurs nationaux d'étendre le prélèvement kilométrique à des usagers de la route autres que ceux qu'elles concernent.
B.6. Le législateur décrétal dispose d'un pouvoir d'appréciation étendu pour déterminer sa politique en matière socio-économique. Il ressort des extraits des travaux préparatoires cités en B.2 que, par le prélèvement kilométrique en cause, le législateur décrétal a entendu faire une application ciblée du principe de « l'usager – payeur », tout en incitant le secteur des transports de marchandises à rationaliser ses déplacements dans le but de lutter contre la pollution et contre la congestion du trafic. Par ailleurs, le législateur décrétal n'a pas exclu l'application à l'avenir du même prélèvement ou d'un prélèvement semblable à d'autres types de véhicules, en fonction de l'utilisation des infrastructures routières wallonnes.
B.7.1. La première comparaison soulevée dans la question préjudicielle entre les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules non soumis au prélèvement kilométrique invite la Cour à comparer les véhicules destinés au transport de marchandises et les véhicules destinés au transport de personnes.
B.7.2. La différence de traitement repose sur un critère objectif. Ce critère est aussi pertinent eu égard aux objectifs du prélèvement kilométrique en cause, tels qu'ils sont rappelés en B.2.2. En effet, s'il est exact que le secteur du transport de personnes est également utilisateur
des infrastructures routières et qu'il contribue à ce titre à la pollution et à la congestion du trafic, le législateur décrétal a pu avoir égard à la circonstance que la pollution et la congestion du trafic occasionnées par le secteur du transport par route de marchandises sont sensiblement plus importantes que celles qui sont occasionnées par le secteur du transport collectif de personnes. Ensuite, le législateur décrétal a pu vouloir favoriser l'offre de transport collectif de personnes, qui contribue à réduire la congestion du trafic, par rapport à l'utilisation de véhicules individuels. Enfin, le législateur décrétal a pu raisonnablement estimer qu'il y avait lieu d'inciter le secteur du transport par route de marchandises à rationaliser les déplacements de véhicules destinés au transport de marchandises, alors qu'il n'y avait pas forcément lieu de le faire pour les véhicules destinés au transport de personnes.
B.8.1. La deuxième comparaison soulevée dans la question préjudicielle entre les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules non soumis au prélèvement kilométrique invite la Cour à comparer les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes et les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes. La quatrième comparaison soulevée dans la question préjudicielle entre les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules non soumis au prélèvement kilométrique invite la Cour à comparer les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes et les voitures individuelles.
B.8.2. Ces différences de traitement reposent sur le critère de la masse maximale autorisée, qui est un critère objectif. Il n'est pas déraisonnable d'estimer que l'usure des infrastructures routières est plus importante lorsque les véhicules qui les empruntent sont plus massifs. Dès lors que les véhicules dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes et les voitures individuelles sont moins massifs que les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes, la différence de traitement entre ces derniers, d'une part, et les véhicules dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes et les voitures individuelles, d'autre part, repose sur un critère pertinent eu égard à l'objectif, poursuivi par le législateur décrétal, de faire supporter par les usagers les frais occasionnés par l'utilisation intensive des infrastructures routières wallonnes.
B.9.1. La troisième comparaison soulevée dans la question préjudicielle entre les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules non soumis au prélèvement kilométrique invite la Cour à comparer, d'une part, les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée est supérieure à 3,5 tonnes et, d'autre part, les véhicules ou combinaisons de véhicules dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes, même lorsque ces derniers, en raison de la remorque qu'ils utilisent pour le transport de marchandises, ont une masse maximale autorisée qui excède 3,5 tonnes.
B.9.2. La différence de traitement repose sur le critère de la masse maximale autorisée du véhicule, qui, comme il est dit en B.8.2, est un critère objectif et pertinent. L'utilisation occasionnelle d'une remorque ne modifie pas la destination du véhicule dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes et qui n'est en principe pas destiné au transport de marchandises. Il en découle que l'utilisation d'une remorque en raison de laquelle la masse maximale autorisée du véhicule dépasse 3,5 tonnes ne porte pas atteinte à la pertinence du critère.
Au surplus, il ne saurait être reproché au législateur décrétal de ne pas avoir tenu compte de la possibilité que des véhicules dont la masse maximale autorisée est inférieure à 3,5 tonnes puissent être occasionnellement équipés d'une remorque et, de ce fait, avoir une masse maximale autorisée supérieure à 3,5 tonnes. En effet, s'il fallait tenir compte de cet élément, le détenteur d'un même véhicule serait redevable du prélèvement kilométrique à certains moments et pas à d'autres. Une telle situation occasionnerait des difficultés en ce qui concerne la perception de la redevance, ainsi que des frais administratifs que le législateur décrétal a pu estimer injustifiés.
B.10.1. La cinquième comparaison soulevée dans la question préjudicielle entre les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules non soumis au prélèvement kilométrique invite la Cour à comparer les véhicules destinés au transport de marchandises dont la masse maximale autorisée excède 3,5 tonnes et les véhicules qui sont exonérés du prélèvement, comme les engins agricoles, par exemple, même s'ils sont utilisés pour le transport de marchandises.
B.10.2. En vertu de l'article 9, § 1er, 3°, du décret du 16 juillet 2015, sont exonérés du prélèvement kilométrique les véhicules agricoles, horticoles et forestiers qui sont « exclusivement utilisé[s] pour l'agriculture, l'horticulture, l'aquaculture ou la sylviculture ». Il en résulte que les véhicules de ce type qui sont également utilisés pour le transport de marchandises sont en principe soumis au prélèvement kilométrique et qu'ils ne sont donc pas traités différemment des véhicules destinés au transport de marchandises ayant la même masse maximale autorisée.
B.10.3. Pour le surplus, la différence de traitement repose sur le critère de la destination du véhicule, qui est un critère objectif et pertinent eu égard au but poursuivi par le législateur décrétal. En effet, les véhicules exonérés sont soit des véhicules destinés à des missions d'intérêt général (véhicules de la défense, de la protection civile, des services d'incendie, des services de police, véhicules équipés à des fins médicales), soit des véhicules qui ne sont pas destinés à circuler de manière intensive sur la voie publique et qui n'empruntent celle-ci que de façon limitée, en vue d'atteindre le lieu de leur utilisation (véhicules agricoles, horticoles ou forestiers).
B.11. Il résulte de ce qui précède que, compte tenu du pouvoir d'appréciation étendu dont le législateur décrétal dispose en la matière, toutes les différences de traitement soulevées par le juge a quo entre les détenteurs de véhicules qui sont soumis au prélèvement kilométrique et les détenteurs de véhicules qui n'y sont pas soumis reposent sur des critères objectifs et pertinents.
B.12. Enfin, le prélèvement kilométrique ne produit pas des effets disproportionnés pour les détenteurs des véhicules qui y sont soumis, dès lors que le montant de la redevance doit être en relation avec la valeur ou le coût du service fourni au redevable. Le montant payé au titre de prélèvement kilométrique constitue par ailleurs une charge déductible à l'impôt des sociétés (article 198, § 1er, 5°, du Code des impôts sur les revenus 1992). Du reste, en application de l'article 40 du décret-programme de la Région wallonne du 21 décembre 2016 « portant sur des
mesures diverses liées au budget », les véhicules qui sont soumis au prélèvement kilométrique sont redevables d'une taxe de circulation qui soit est nulle, soit est fixée au tarif minimum, ce qui, sans compenser directement le prélèvement kilométrique, allège la charge globale supportée par les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement en cause.
B.13. La question préjudicielle appelle une réponse négative.
Décision
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 2, 16°, et 9, § 1er, du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes » ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.