En cause:
le recours en annulation de l'article 5 de la loi du 29 mars 2018 « modifiant les articles 2 et 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale », en tant qu'il remplace le paragraphe 5 de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 précitée, introduit par l'ASBL « Medimmigrant » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J.-P. Moerman, T. Giet, R. Leysen, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et E. Bribosia, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I Objet du recours
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 29 septembre 2020 et parvenue au greffe le 2 octobre 2020, un recours en annulation de l'article 5 de la loi du 29 mars 2018 « modifiant les articles 2 et 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale » (publiée au Moniteur belge du 1er avril 2020), en tant qu'il remplace le paragraphe 5 de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 précitée, a été introduit par l'ASBL « Medimmigrant », l'ASBL « Vereniging van Wijkgezondheidscentra », l'ASBL « Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones », l'ASBL « Médecins du monde - Dokters van de Wereld », l'ASBL « Ligue des droits humains » et l'ASBL « Association pour le droit des Etrangers », assistées et représentées par Me D. Caccamisi, avocat au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Sohier, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
Par ordonnance du 20 octobre 2021, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l'affaire était en état, qu'aucune audience ne serait tenue, à moins qu'une partie n'ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu'en l'absence d'une telle demande, les débats seraient clos le 10 novembre 2021 et l'affaire mise en délibéré.
Aucune demande d'audience n'ayant été introduite, l'affaire a été mise en délibéré le 10 novembre 2021.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l'emploi des langues ont été appliquées.
II En droit
A Argument
Quant à l'intérêt des parties requérantes
A.1.1. Les parties requérantes affirment qu'elles représentent un large spectre de personnes et d'intérêts qui sont directement et défavorablement affectés par la disposition attaquée, laquelle confie au médecin-contrôle de la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité (ci-après : la CAAMI) la mission de contrôler a posteriori le caractère urgent des soins médicaux dispensés par les prestataires de soins dans le cadre de l'aide médicale urgente aux personnes en séjour illégal, et, le cas échéant, d'infliger une sanction financière aux prestataires qui auraient dispensé des soins non conformes aux critères fixés par la loi. Selon les parties requérantes, le risque de subir une sanction financière est de nature à dissuader ces prestataires de soins de dispenser cette aide médicale. Corrélativement, ce risque a une incidence sur la situation des personnes en séjour illégal qui doivent y avoir accès.
A.1.2. Le Conseil des ministres soutient que les parties requérantes ne satisfont pas à la condition de l'intérêt requis. Selon lui, la disposition attaquée a pour but de rendre plus efficients les contrôles déjà existants, pour permettre à la CAAMI, chargée du remboursement aux prestataires de soins des frais engagés dans le cadre de l'aide médicale urgente, de vérifier la complétude et l'exactitude des dossiers. L'aide médicale urgente est définie par l'arrêté royal du 12 décembre 1996 « relatif à l'aide médicale urgente octroyée par les centres publics d'aide sociale aux étrangers qui séjournent illégalement dans le Royaume » (ci-après : l'arrêté royal du 12 décembre 1996). Partant, la disposition attaquée ne porte pas atteinte à l'accès des personnes en séjour illégal à cette aide. Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes présument que le médecin-contrôle de la CAAMI interprétera nécessairement la réglementation de manière trop restrictive, de sorte que leur intérêt est purement hypothétique. Il faut au contraire présumer que le médecin-contrôle de la CAAMI aura, dans la très grande majorité des cas, un diagnostic identique à celui de ses confrères. Par ailleurs, si les parties requérantes entendent préserver un système qui donne lieu à des abus, dans lequel les prestataires de soins délivrent des attestations non conformes aux conditions de recours à l'aide médicale urgente, leur intérêt doit être qualifié d'illégitime. Selon le Conseil des ministres, le recours doit donc être jugé irrecevable.
A.1.3. Les parties requérantes répondent que le contrôle prévu par la disposition attaquée est un contrôle d'opportunité, dès lors que l'arrêté royal du 12 décembre 1996 ne fait que déterminer un cadre qui circonscrit l'aide médicale urgente dans une sphère médicale, tout en couvrant tous les types de soins possibles. Selon les parties requérantes, l'« urgence » dont il est question ne peut être assimilée à la seule immédiateté des soins. Contrairement à ce que le Conseil des ministres soutient, il n'y a donc pas de définition légale précise de l'aide
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
médicale urgente pouvant faire l'objet d'un contrôle, de sorte que le contrôle qui est prévu par la disposition attaquée est nécessairement un contrôle d'opportunité. Par ailleurs, il ressort des discussions qui ont précédé l'adoption de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'action sociale (ci-après : la loi du 8 juillet 1976), sur la base de laquelle l'arrêté royal du 12 décembre 1996 a été pris, que l'absence de contrôle d'opportunité fait pleinement partie de la notion d'aide médicale urgente, si bien que la disposition attaquée affecte nécessairement sa portée. Partant, et contrairement à ce que le Conseil des ministres affirme, l'intérêt des parties requérantes est réel et légitime.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.2.1. Les parties requérantes prennent un premier moyen de la violation, par la disposition attaquée, de l'article 23, lu en combinaison ou non avec les articles 10, 11, 33, 105 et 108, de la Constitution. Elles font tout d'abord valoir que la Cour ne soumet pas le principe de légalité contenu dans l'article 23 de la Constitution au même « standard de contrôle » que celui qui est applicable aux autres dispositions constitutionnelles. Partant, la jurisprudence de la Cour applique une forme de « hiérarchisation » entre les droits fondamentaux qui est contestable au regard des droits de l'homme sur le plan international. Selon les parties requérantes, la complexité d'une matière, sa technicité et son impact économique ou budgétaire ne peuvent justifier que le standard de contrôle du principe de légalité contenu dans l'article 23 de la Constitution soit amoindri par rapport à celui qui est propre à d'autres droits et libertés. Les parties requérantes demandent à la Cour de modifier sa jurisprudence sur ce point.
A.2.2. À titre principal, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole le principe de légalité consacré à l'article 23 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec les articles précités de la Constitution, en application du « standard commun de contrôle de la théorie des matières réservées ». Selon elles, il ressort des travaux préparatoires de la disposition attaquée que cette dernière confie en réalité au Roi, voire au médecin-contrôle de la CAAMI, la mission de préciser la portée et les conditions d'application du droit à l'aide médicale urgente, ce qui n'est pas admissible au regard du principe de légalité contenu dans l'article 23 de la Constitution en matière de protection de la santé et d'aide sociale et médicale. En effet, la disposition attaquée ne définit pas le type de contrôle confié à la CAAMI ni le régime des sanctions applicables. Par ailleurs, le législateur affirme dans les travaux préparatoires qu'il ne s'immiscera pas dans la définition des critères devant guider ce contrôle et que leur détermination sera laissée à la seule appréciation du médecin-contrôle de la CAAMI, et non au Roi. Or, selon la théorie des matières réservées à la loi, les délégations ne peuvent porter que sur la mise en œuvre des principes arrêtés par le législateur lui-même, qui doit au moins avoir identifié la portée des droits et leurs conditions d'octroi, ou à tout le moins prévoir des critères ou des procédures permettant à l'autorité habilitée d'en définir la teneur, car il appartient au législateur de faire les choix politiques essentiels.
A.2.3. À titre subsidiaire, les parties requérantes allèguent que la disposition attaquée viole aussi les dispositions citées au moyen, en application du « standard de contrôle » que la Cour associe à l'article 23 de la Constitution, selon lequel le législateur doit uniquement indiquer l'objet de la délégation. Selon les parties requérantes, le législateur a pour but de préciser la portée et la définition de l'aide médicale urgente en mettant en place une « jurisprudence d'État », arrêtée via les contrôles et les sanctions prévus sur la base de la disposition attaquée. Or, l'objet de cette délégation n'apparaît pas dans cette disposition, de sorte que la délégation ne porte pas sur l'exécution de mesures dont le législateur a complètement déterminé l'objet.
A.3.1. Le Conseil des ministres soutient que, contrairement à ce que les parties requérantes affirment, la disposition attaquée satisfait au principe de légalité contenu dans l'article 23 de la Constitution, en ce qu'elle détermine précisément l'objet des mesures qu'il appartient au Roi de mettre en œuvre. Le Conseil des ministres observe d'ailleurs que la section de législation du Conseil d'État n'a pas formulé d'objection sur ce point. La disposition attaquée confie au Roi la mission de déterminer les contrôles et les mesures qui pourront être mis en œuvre pour assurer le respect, par les prestataires de soins, des règles établies par l'arrêté royal du 12 décembre 1996. Il ne s'agit pas de confier au Roi ni au médecin-contrôle de la CAAMI la mission de
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
déterminer la portée de la notion d'aide médicale urgente, puisque celle-ci est déjà définie à l'article 1er de l'arrêté royal du 12 décembre 1996, mais seulement de laisser au Roi le soin de développer une procédure de contrôle dont les éléments essentiels sont réglés par la disposition attaquée.
A.3.2. Contrairement à ce que les parties requérantes soutiennent, le contrôle prévu par la disposition attaquée n'est pas illimité ni indéterminé, mais vise au contraire à assurer le bon ordre administratif des dossiers, conformément à l'article 2 de l'arrêté royal du 12 décembre 1996, et à assurer le respect de la définition de l'aide médicale urgente visée à l'article 1er de cet arrêté. La disposition attaquée prévoit donc un contrôle de légalité et non un contrôle d'opportunité. En outre, c'est le législateur qui fixe les sanctions pouvant être infligées en cas de manquements, tels que le non-paiement des frais de l'aide ou de la récupération des paiements indus. Pour ces raisons, le Conseil des ministres soutient que la disposition attaquée ne restreint pas l'accès à l'aide médicale urgente. Elle vise simplement à systématiser les procédures de contrôle déjà existantes, qui sont prévues à l'article 2 de l'arrêté royal du 18 février 2014 « relatif au contrôle des frais médicaux et pharmaceutiques dans le cadre de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale » (ci-après : l'arrêté royal du 18 février 2014), et à inciter les prestataires de soins à respecter davantage la réglementation applicable par la délivrance d'un certificat médical attestant du caractère urgent de l'aide.
A.4. Les parties requérantes répondent que l'interprétation de la disposition attaquée par le Conseil des ministres va à l'encontre des travaux préparatoires et du contexte de la réforme. Contrairement à ce que celui-ci soutient, le contrôle prévu ne peut être qualifié de contrôle de légalité. Les parties requérantes rappellent que la portée même de l'aide médicale urgente est liée à l'appréciation du prestataire de soins et ne peut faire l'objet d'un contrôle de légalité. Par ailleurs, dans la pratique, le certificat d'aide médicale urgente ne contient aucun diagnostic médical, de sorte que la disposition attaquée ne saurait inciter les prestataires de soins à mieux étayer ce certificat.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.5.1. Les parties requérantes prennent un deuxième moyen de la violation, par la disposition attaquée, de l'article 23 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec ses articles 10 et 11, avec les articles 2, paragraphe 1, 4 et 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, avec les articles 11 et 13 de la Charte sociale européenne révisée, avec l'article 31 de la loi relative à l'exercice des professions des soins de santé, coordonnée le 10 mai 2015 (ci-après : la loi coordonnée du 10 mai 2015), avec l'article 73 de la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 (ci-après : la loi coordonnée du 14 juillet 1994) et avec l'article 144, § 1er, de la loi coordonnée du 10 juillet 2008 « sur les hôpitaux et autres établissements de soins » (ci-après : la loi coordonnée du 10 juillet 2008). Selon les parties requérantes, la disposition attaquée viole l'obligation de standstill attachée au droit à la protection de la santé et à l'aide sociale et médicale des bénéficiaires de l'aide médicale urgente, garanti par l'article 23 de la Constitution, et, partant, les dispositions citées au moyen.
A.5.2. Les parties requérantes font tout d'abord valoir que la disposition attaquée entraîne un recul significatif dans les droits précités des bénéficiaires de l'aide médicale urgente. Selon les travaux préparatoires de la loi du 8 juillet 1976, l'arrêté royal du 12 décembre 1996 doit s'interpréter comme excluant tout contrôle de la justification du caractère urgent de l'aide médicale. Les parties requérantes reconnaissent que, depuis l'insertion de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 « relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale » (ci-après : la loi du 2 avril 1965) par la loi du 27 décembre 2012 « portant des dispositions diverses en matière d'accessibilité aux soins de santé », la CAAMI peut exercer certains contrôles dans le cadre de l'aide médicale urgente. La portée de ces contrôles a été précisée par l'arrêté royal du 18 février 2014. Ces contrôles ne pouvaient toutefois porter que sur l'existence de l'attestation de l'aide médicale urgente, sur sa complétude et sur sa validité.
A.5.3. Avant l'adoption de la disposition attaquée, les prestataires de soins dispensant une aide médicale urgente n'étaient soumis à aucune sanction en cas d'interventions considérées a posteriori comme non justifiées d'un point de vue médical. Ils étaient toutefois tenus de respecter leurs obligations déontologiques. La disposition attaquée revient sur ce cadre en confiant au médecin-contrôle de la CAAMI la mission de contrôler la
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
justification médicale des attestations de l'aide médicale urgente, qui porte nécessairement sur l'opportunité des soins dispensés par le prestataire de soins et altère, par conséquent, la portée de l'aide médicale urgente. La disposition attaquée prévoit également des sanctions importantes, puisque ces dernières visent à priver le prestataire de la rémunération des soins dispensés.
A.5.4. Selon les parties requérantes, la combinaison des nouveaux contrôles et sanctions prévus par la disposition attaquée engendre un recul significatif dans les droits des bénéficiaires de l'aide médicale urgente, garantis par l'article 23 de la Constitution. En effet, le risque de se voir infliger a posteriori une sanction financière, en raison de la mauvaise interprétation du concept de l'aide médicale urgente, est de nature à compromettre la liberté thérapeutique des prestataires de soins et emporte un effet dissuasif. L'accès des personnes en séjour illégal à cette aide sera par conséquent rendu plus précaire, alors que cette catégorie de personnes est déjà particulièrement vulnérable.
Par ailleurs, selon les parties requérantes, il résulte de ces nouveaux contrôles, ainsi que de la mise en place d'une « jurisprudence d'État », une complexification de la notion d'aide médicale urgente, alors que cette notion était déjà, avant l'adoption de la disposition attaquée, source de confusion, quant à sa portée exacte, pour certains CPAS, bénéficiaires et dispensateurs de soins, ce qui engendrait une sous-utilisation du droit à l'aide médicale urgente.
Enfin, le recul significatif découle également de la mission implicitement confiée par le législateur au médecin-contrôle de la CAAMI de préciser l'étendue de l'aide médicale urgente par l'élaboration par ce seul médecin d'une « jurisprudence d'État ». Or, selon les parties requérantes, l'interprétation de la notion d'aide médicale urgente adoptée par la CAAMI est plus restrictive que celle qu'implique l'arrêté royal du 18 novembre 2016, comme en atteste le rapport rédigé par la CAAMI ayant servi de base à la réforme qui est à l'origine de la disposition attaquée .
A.5.5. Selon les parties requérantes, le recul significatif engendré par la disposition attaquée en ce qui concerne les droits des bénéficiaires de l'aide médicale urgente n'est par ailleurs pas justifié sur la base de motifs légitimes d'intérêt général. En effet, selon elles, l'objectif réellement poursuivi par le législateur n'est pas, contrairement à ce que le ministre à l'origine de la réforme prétend, de lutter contre les abus, mais bien de restreindre purement et simplement le recours à l'aide médicale urgente et de dissuader les prestataires de soins de la dispenser. Cet objectif véritable ne peut être considéré comme légitime, ni donc comme justifié, dès lors qu'il viole les engagements internationaux de la Belgique en matière d'accès aux soins pour les personnes en séjour illégal.
Par ailleurs, l'objectif de lutte contre les abus ne pourrait pas non plus être considéré comme un objectif légitime d'intérêt général, en l'absence de démonstration de l'existence de tels abus. En effet, le législateur s'est uniquement basé sur un rapport du médecin-conseil de la CAAMI du 18 novembre 2016, qui, selon les parties requérantes, est dépourvu de caractère scientifique. Un autre rapport, rédigé par le Centre fédéral d'expertise des soins de santé en 2015, conclut au contraire qu'il n'existe pas à ce jour d'éléments objectifs attestant d'une utilisation abusive des soins de santé dans le cadre de l'aide médicale urgente. Ce rapport atteste en outre d'une sous-utilisation de l'aide médicale urgente par les personnes en séjour illégal.
A.5.6. Les parties requérantes soutiennent à titre subsidiaire que la disposition attaquée n'est pas justifiée eu égard à l'objectif poursuivi. En effet, la mise en place de contrôles de la justification médicale des prestations effectuées dans le cadre de l'aide médicale urgente et les sanctions attachées ne sont pas nécessaires pour atteindre l'objectif de lutte contre les abus. D'autres mesures moins attentatoires au droit à la protection de la santé ainsi qu'au droit à l'aide sociale et médicale étaient envisageables, notamment le système prévu par la loi du 12 janvier 2007 « sur l'accueil des demandeurs d'asile et de certaines autres catégories d'étrangers » ainsi que par son arrêté d'exécution, en matière de soins de santé des demandeurs d'asile. Dans cette matière, la réglementation prévoit que la couverture de base des soins médicaux comprend l'ensemble des soins repris dans la nomenclature INAMI, à l'exception de certains actes listés par le Roi, considérés comme manifestement non nécessaires, auxquels sont ajoutées certaines prestations qui ne sont pas reprises dans cette nomenclature mais qui répondent à des besoins médicaux relevant de la vie quotidienne. Selon les parties requérantes, ce système pourrait être appliqué à l'aide médicale urgente et permettrait d'en préciser clairement les contours.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
Contrairement au système prévu par la disposition attaquée, il présenterait l'avantage de ne pas faire peser sur les dispensateurs de soins une incertitude quant au remboursement de l'aide médicale urgente. Ce système permettrait en outre un contrôle clair de la réalité et de la conformité des prestations à la notion d'aide médicale urgente, et constituerait une protection contre l'arbitraire et l'incertitude d'une « jurisprudence d'État ».
Selon les parties requérantes, la disposition attaquée n'est par ailleurs pas proportionnée au sens strict. Elle ajoute une difficulté supplémentaire à celles que doivent affronter les acteurs de terrain, en confiant au médecin- contrôle de la CAAMI la mission de réaliser des contrôles d'opportunité, dont les critères ne sont pas définis par le législateur et ne le seront pas dans l'arrêté d'exécution, puisque l'intention du législateur est de laisser au médecin-contrôle le soin de développer lui-même une jurisprudence relative aux contours de l'aide médicale urgente. La disposition attaquée complexifie donc cette notion et instaure certaines sanctions, de sorte qu'elle est de nature à rendre les prestataires de soins plus réticents à la prise en charge des personnes en séjour illégal. L'impact de la disposition attaquée sur l'accès aux soins de santé de ces personnes est donc disproportionné à l'avantage qui en résulterait en matière de lutte contre les abus.
A.6.1. Le Conseil des ministres soutient que la disposition attaquée n'entraîne pas un recul significatif en matière d'aide médicale urgente dès lors qu'elle se borne à compléter les contrôles existants, prévus par l'arrêté royal du 18 février 2014. Elle ne modifie pas l'article 1er de l'arrêté royal du 12 décembre 1996 ni, partant, la portée de cette notion.
Selon le Conseil des ministres, il était en effet ressorti du rapport établi par la CAAMI en 2016 que les contrôles prévus par l'arrêté royal du 18 février 2014 étaient inopérants en ce qu'ils étaient dépourvus de sanction. Ils ne permettaient pas à la CAAMI d'exercer la mission de contrôle qui lui était confiée par l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965. Ce rapport mettait également en évidence qu'une large proportion de dossiers ne présentaient aucune attestation d'aide médicale urgente ou ne reprenaient qu'une attestation lacunaire ne permettant pas de vérifier que les soins prodigués relevaient effectivement de la notion d'aide médicale urgente.
En outre, le seul fait que des contrôles soient institués et fassent apparaître des cas d'abus donnant lieu à des sanctions ne peut être considéré comme un recul significatif : au contraire, il s'agit d'une simple application de la réglementation en vigueur.
Enfin, l'affirmation des parties requérantes selon laquelle le médecin-contrôle de la CAAMI donnera nécessairement à la notion d'urgence des soins une interprétation radicalement différente de celle des prestataires de soins de santé constitue une affirmation tout à fait hypothétique qui ne démontre nullement l'existence d'un recul significatif.
A.6.2. De manière subsidiaire, le Conseil des ministres affirme que la disposition attaquée poursuit l'objectif légitime de lutter contre les abus constatés par la CAAMI, comme le démontrent les éléments exposés lors des débats parlementaires. Il soutient que les parties requérantes font un procès d'intention à l'autorité, puisqu'à ce jour, aucun arrêté royal d'exécution n'a été pris. La procédure de contrôle prévue par la disposition attaquée est en outre nécessaire et proportionnée à l'objectif poursuivi, en ce qu'elle permet à la CAAMI d'exercer sa mission de manière efficiente, dans le but de mettre un terme définitif aux abus constatés. Les parties requérantes ne démontrent d'ailleurs pas le caractère disproportionné de ce contrôle. Enfin, le médecin- contrôle de la CAAMI ne peut restreindre l'accès à l'aide médicale en appliquant une définition restrictive de cette notion, dès lors que l'arrêté royal du 12 décembre 1996 la définit en des termes clairs et que le législateur, lorsqu'il a adopté la disposition attaquée, n'a pas entendu limiter sa portée.
En ce qui concerne le troisième moyen
A.7.1. Les parties requérantes prennent un troisième moyen de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 31 de la loi coordonnée du 10 mai 2015, avec l'article 73 de la loi coordonnée du 14 juillet 1994, avec l'article 144, § 1er, de la loi coordonnée du 10 juillet 2008 et avec les principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique. Selon elles, la disposition attaquée est discriminatoire, en ce qu'elle traite de manière moins favorable, sans qu'existe une justification raisonnable, les prestataires de soins qui sont confrontés à des personnes indigentes dont les soins sont pris en charge dans le cadre de l'aide médicale urgente, d'une part, et les prestataires de soins qui ne sont pas confrontés à ce public, d'autre part. Les parties requérantes soutiennent que chaque prestataire de soins doit pouvoir
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
conférer les soins nécessaires pour garantir la dignité de chaque patient sans discrimination, en toute indépendance et en jouissant de sa liberté diagnostique et thérapeutique. Or la disposition attaquée limite cette liberté en raison du contrôle d'opportunité qu'elle prévoit, qui place le prestataire de soins dans une situation d'incertitude financière lorsqu'il prodigue des soins dans le cadre de l'aide médicale urgente. Cette limitation n'existe pas en dehors de la pratique de cette aide, puisque les prestataires qui délivrent d'autres soins ne voient pas leur indépendance limitée par un contrôle d'opportunité assorti d'une menace de sanction financière.
A.7.2. Selon les parties requérantes, cette différence de traitement n'est pas proportionnée au but poursuivi. Elles renvoient sur ce point aux éléments qu'elles ont développés dans leur deuxième moyen au sujet de l'obligation de standstill, et particulièrement à ceux qui concernent l'absence de justification du recul significatif constaté. La disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre les prestataires de soins qui n'est pas raisonnablement justifiée.
A.8. Le Conseil des ministres soutient que les catégories de personnes visées par les parties requérantes ne sont pas suffisamment comparables. Il n'aperçoit pas en quoi les prestataires de soins actifs dans le cadre de l'aide médicale urgente pourraient être comparés utilement aux prestataires qui ne dispensent pas ce type de soins, à l'aune de l'objectif poursuivi par le législateur. Selon le Conseil des ministres, la circonstance que le législateur entend réglementer et contrôler un domaine en particulier du secteur médical ne l'oblige pas à instituer un système identique dans tous les autres domaines, sur la base des articles 10 et 11 de la Constitution.
A.9. Les parties requérantes répondent que le Conseil des ministres ne démontre pas en quoi les prestataires de soins qui sont confrontés à une personne indigente en séjour illégal dont les soins sont pris en charge dans le cadre de l'aide médicale urgente ne sont pas comparables aux prestataires de soins qui ne sont pas confrontés à ce public. En effet, dans les deux cas, les prestataires doivent pouvoir conférer les soins nécessaires à leur patient, conformément à leur déontologie et en toute indépendance, afin de garantir la dignité de celui-ci sans discrimination.
En ce qui concerne le quatrième moyen
A.10.1. Les parties requérantes prennent un quatrième moyen de la violation de l'article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, avec les articles 5 et 9 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) », avec les articles 5 et 6 de la Convention n° 108 du Conseil de l'Europe du 28 janvier 1981 « pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel », lus à la lumière de la loi du 30 juillet 2018 « relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel », et avec l'article 458 du Code pénal.
A.10.2. Selon les parties requérantes, la disposition attaquée constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des bénéficiaires de l'aide médicale urgente, en ce qu'elle met en place un contrôle de la justification médicale des prestations de soins effectuées dans le cadre de cette aide dont le remboursement est effectué via l'application Mediprima. Pour organiser son contrôle et appliquer les sanctions, le médecin-contrôle devra en effet obtenir un accès à des données personnelles relatives à la santé des patients pris en charge, ce qui constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée, au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
A.10.3. Cette ingérence n'est par ailleurs pas prévue par la loi, dès lors que la disposition attaquée confère une large habilitation au Roi, sans prévoir les éléments essentiels de cette habilitation, et notamment les finalités spécifiques de la collecte et du traitement des données, le type d'informations pouvant être consignées ou encore les circonstances dans lesquelles les mesures de collecte et de conservation des données peuvent être prises. L'ingérence n'est donc pas prévue par une loi suffisamment accessible et prévisible.
A.10.4. Enfin, à titre subsidiaire, les parties requérantes soutiennent que l'ingérence n'est pas raisonnablement justifiée au regard d'un objectif légitime d'intérêt général. Sur ce point, elles renvoient à
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
nouveau aux éléments qu'elles ont développés dans le deuxième moyen au sujet de l'obligation de standstill, et particulièrement à ceux qui concernent l'absence de justification du recul significatif constaté.
A.11. Le Conseil des ministres affirme que le droit au respect de la vie privée n'est pas absolu et qu'il peut y être dérogé moyennant le respect de certaines conditions. En l'espèce, la mesure respecte le principe de légalité, puisqu'elle est prévue par la disposition attaquée. Elle est en outre limitée au contrôle du médecin- contrôle de la CAAMI, qui, en tant que médecin, est tenu au respect du secret professionnel. Ce contrôle ne porte par ailleurs que sur les données médicales minimales figurant dans l'attestation d'aide médicale urgente, de sorte qu'il ne s'agit pas d'accéder à un dossier médical complet, mais bien uniquement à la seule attestation médicale prévue par l'article 2 de l'arrêté royal du 12 décembre 1996, qui, selon le rapport du médecin-conseil de la CAAMI de novembre 2016, manque ou est manifestement incomplète dans de nombreux cas.
A.12. Les parties requérantes répondent que, contrairement à ce que le Conseil des ministres affirme, la disposition attaquée vise à confier au médecin-contrôle de la CAAMI un accès au rapport médical du patient, dès lors que l'attestation d'aide médicale urgente ne comprend que les données relatives à l'identification du bénéficiaire et du prestataire de soins, au type de prestations à prendre en charge et à la date du début de la prestation.
B Point de vue de la cour
Quant à la disposition attaquée
B.1.1. L'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 « relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale » (ci-après : la loi du 2 avril 1965), inséré par la loi du 27 décembre 2012 « portant des dispositions diverses en matière d'accessibilité aux soins de santé » (ci-après : la loi du 27 décembre 2012), fait partie du chapitre II de la loi du 2 avril 1965, qui porte sur le « recouvrement et le remboursement des frais d'assistance ». L'article 9ter précité prévoit une procédure de recouvrement et de remboursement des frais d'assistance par le biais de la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité (ci-après : la CAAMI) « lorsque le centre public d'action sociale prend une décision concernant l'aide médicale et pharmaceutique, avec ou sans hospitalisation, dans un établissement de soins, octroyée aux personnes indigentes, ne bénéficiant pas d'une assurance maladie couvrant les risques en Belgique et ne pouvant pas être assurées sur la base de la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, et de l'arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de celle-ci » (§ 1er, alinéa 1er).
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
B.1.2. L'article 9ter précité s'inscrit dans le cadre de « la réforme du remboursement de l'aide médicale par le biais des CPAS et à son remplacement par un système simplifié de remboursement par le biais de la Caisse Auxiliaire d'Assurance Maladie-Invalidité (CAAMI) et, par la suite, par le biais des mutualités » (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53- 2524/004, p. 26).
B.2.1. La procédure prévue à l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 s'applique à l'aide médicale urgente visée à l'article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'action sociale (ci-après : la loi du 8 juillet 1976), qui est la seule à laquelle la personne qui séjourne illégalement en Belgique peut prétendre (article 57, § 2, alinéa 1er, 1°). Il se déduit de l'article 1er de la loi du 8 juillet 1976 que, pour pouvoir bénéficier de l'aide médicale urgente, cette personne doit démontrer que, sans cette aide, elle ne serait pas à même de mener une vie conforme à la dignité humaine. Il appartient au CPAS de vérifier cet élément au moyen d'une enquête sociale. L'aide médicale urgente n'est pas due s'il ressort de cette enquête que l'intéressé relève de l'assurance maladie belge ou de celle de son pays d'origine ou qu'il dispose d'une assurance couvrant intégralement les frais médicaux dans le pays. Il en va de même lorsque l'intéressé dispose d'autres ressources.
La loi du 8 juillet 1976, depuis sa modification par la loi du 15 juillet 1996 « modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers et la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale » (ci- après : la loi du 15 juillet 1996), confie au Roi le pouvoir de définir, le cas échéant, « ce qu'il y a lieu d'entendre par aide médicale urgente » (art. 57, § 2, alinéa 3). Pris sur la base de cette habilitation, l'article 1er de l'arrêté royal du 12 décembre 1996 « relatif à l'aide médicale urgente octroyée par les centres publics d'aide sociale aux étrangers qui séjournent illégalement dans le Royaume » (ci-après : l'arrêté royal du 12 décembre 1996) dispose :
« L'aide médicale urgente, visée à l'article 57, § 2, alinéa 1er de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale concerne l'aide qui revêt un caractère exclusivement médical et dont le caractère urgent est attesté par un certificat médical. Cette aide ne peut pas être une aide financière, un logement ou une autre aide sociale en nature.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
L'aide médicale urgente peut être prestée tant de manière ambulatoire que dans un établissement de soins, comme visé à l'article 1er, 3°, de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'aide sociale.
L'aide médicale urgente peut couvrir des soins de nature tant préventive que curative.
En cas de maladies contagieuses reconnues comme telles par les autorités compétentes et soumises à des mesures de prophylaxie, l'aide médicale urgente octroyée au patient doit permettre d'assurer la continuité des soins s'ils sont indispensables pour la santé publique en général ».
Les travaux préparatoires de la loi du 15 juillet 1996 précisent, au sujet des contours de l'aide médicale urgente :
« Plusieurs membres se posent des questions quant à la notion d'aide médicale urgente, qui figure à l'article 57, § 2, proposé de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale.
Le deuxième alinéa de ce paragraphe donne compétence au Roi pour déterminer ce qu'il y a lieu d'entendre par cette notion.
Les membres ne voient pas comment l'on pourrait comprendre la notion d'aide médicale urgente dans le texte réglementaire.
Ils demandent comment le secrétaire d'État comprend cette notion et pourquoi l'on a jugé nécessaire de prévoir dans le projet que le Roi est habilité en la matière.
Le secrétaire d'État répond que lui non plus ne voit pas comment l'on pourrait donner une définition légale de la notion d'aide médicale urgente telle qu'elle est conçue dans le texte à l'examen, il appartient exclusivement au médecin traitant de déterminer, sur la base de sa responsabilité déontologique, quels soins il estime nécessaires et urgents.
Si le médecin atteste qu'un traitement constitue une aide urgente, celui-ci est remboursé par le ministère de la Santé publique au C.P.A.S. Cela signifie en pratique que l'aide n'est pas limitée à l'hospitalisation ou aux soins reçus dans un service d'urgence, mais peut comprendre un large spectre de soins, y compris des traitements préventifs, des prothèses et autres.
Le secrétaire d'État fait remarquer qu'il y a actuellement pas mal d'incertitude à cet égard, également à l'intérieur du corps médical et des hôpitaux. Il faut mettre fin à cette incertitude par le biais d'un arrêté royal, dans lequel l'on prévoirait formellement que l'aide médicale urgente représente davantage que les soins hospitaliers.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
D'autre part, une des conditions qui figureront dans l'arrêté sera que l'aide ait un caractère médical. A la suite d'une jurisprudence déterminée, cette notion d'aide a été élargie et couvre des matières comme le logement ou l'octroi de moyens de subsistance. Telle ne peut avoir été l'intention du législateur.
Une intervenante constate que le secrétaire d'État interprète l'aide médicale urgente de façon large. Il appartient en fin de compte au médecin de déterminer, conformément à son code déontologique, ce qui est ou non autorisé.
Dans cette perspective, elle demande pourquoi l'on a encore jugé nécessaire d'inscrire ladite restriction dans la loi.
Le secrétaire d'État répond que la notion d'aide médicale urgente comporte bel et bien une restriction. On ne peut, par exemple, considérer que des interventions purement cosmétiques soient ʽ urgentes ʼ.
On rend toutefois le médecin responsable pour ce qui est de déterminer si une intervention préventive ou curative est urgente, et celui-ci doit, en la matière, juger en son âme et conscience » (Doc. parl., Sénat, 1995-1996, n° 1-310/4, pp. 7 et 8).
B.2.2. Avant sa modification par la disposition attaquée, l'article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965 disposait :
« Dans le cas visé au paragraphe 1er, la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité est chargée d'effectuer des contrôles et le remboursement des frais de l'aide précitée au nom et pour le compte de l'Etat.
Une avance sera versée à la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité.
Chaque mois, sur la base d'un état mensuel électronique, l'Etat rembourse à la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité les montants versés.
Le Roi détermine les modalités des contrôles et des remboursements.
Sur proposition du Comité de l'assurance de l'Institut national d'assurance maladie invalidé, le Service public fédéral de Programmation Intégration sociale, Lutte contre la Pauvreté, Economie sociale et Politique des Grandes Villes fixe les instructions de facturation sur support électronique applicables à la facturation de l'aide médicale et pharmaceutique visée au paragraphe 1er ».
Les travaux préparatoires de la loi du 27 décembre 2012 précisent :
« L'État charge la CAAMI d'effectuer des contrôles et le paiement aux prestataires de soins des frais médicaux et pharmaceutiques conformément aux conditions mentionnées dans la loi du 2 avril 1965. La CAAMI effectue cette tâche au nom et pour le compte de l'État.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
En vue de répondre à cette charge, une avance est octroyée à la CAAMI. Le Roi est chargé de fixer les modalités de contrôle et de remboursement » (Doc. parl., Chambre, 2012- 2013, DOC 53-2524/001, pp. 23 et 24).
B.2.3. Pris sur la base de cette habilitation, l'article 2, § 2, de l'arrêté royal du 18 février 2014 « relatif au contrôle des frais médicaux et pharmaceutiques dans le cadre de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge de secours accordés par les centres publics d'action sociale » (ci-après : l'arrêté royal du 18 février 2014) dispose :
« Conformément à l'article 9ter, § 5, alinéa 1er, de la loi, la CAAMI est chargée d'effectuer des contrôles sur les factures électroniques des prestataires de soins visés à l'article 9ter, § 1er, alinéa 1er de la loi. Il s'agit des contrôles suivants :
1° des contrôles techniques au niveau de l'envoi électronique de la facture;
2° des contrôles sur la présence ou non d'une décision de prise en charge conformément à l'article 9ter, § 1, alinéa 1 de la loi;
3° des contrôles sur l'existence d'une l'assurance [sic] et invalidité pour le patient;
4° des contrôles sur l'application de la réglementation de l'assurance maladie et invalidité;
5° des contrôles, pour les étrangers qui résident illégalement dans le Royaume, concernant les attestations d'aide médicale urgente ».
B.3.1. L'article 5 de la loi du 29 mars 2018 « modifiant les articles 2 et 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale » (ci-après : la loi du 29 mars 2018), qui est la disposition attaquée, remplace l'article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965, lequel dispose désormais :
« Dans le cas visé au paragraphe 1er, la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité est chargée, au nom et pour le compte de l'État :
a) de communiquer des informations au sujet du tarif du remboursement de l'aide octroyée aux catégories de dispensateurs de soins pour lesquels le Roi a élargi le champ d'application du paragraphe 1er, à condition que ces informations puissent être communiquées;
b) d'effectuer les contrôles déterminés par le Roi concernant l'aide visée au paragraphe 1er;
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
c) d'effectuer le remboursement des frais de l'aide visée au paragraphe 1er;
d) de prendre les mesures déterminées par le Roi en cas de manquements administratifs dans le chef des dispensateurs de soins et en cas de paiements indus aux dispensateurs de soins. Ces mesures impliquent le non-paiement des frais de l'aide visée au paragraphe 1er ou la récupération des paiements indus.
Dans le cadre de ces contrôles, la fonction de médecin-contrôle est créée au sein de la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité.
Le Roi détermine les règles et les modalités relatives aux missions précitées de la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité et le statut administratif, fonctionnel et pécuniaire du médecin-contrôle ».
B.3.2. Les travaux préparatoires de la loi du 29 mars 2018 précisent, au sujet de la réforme du remboursement de l'aide médicale qu'elle met en œuvre :
« Par l'article 32 de la loi du 27 décembre 2012 portant des dispositions diverses en matière d'accessibilité aux soins de santé, un nouvel article 9ter a été inséré dans la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale.
L'objectif initial du projet de réforme des paiements des frais médicaux par les CPAS était d'organiser une collaboration intensive entre les partenaires concernés afin de simplifier et d'accélérer le traitement des factures relatives aux soins médicaux pour les personnes qui bénéficient d'une prise en charge par le CPAS, et d'en améliorer le contrôle.
Afin de mettre en œuvre cette simplification administrative, le projet devait prévoir, entre autres, le transfert du contrôle et du paiement des factures des dispensateurs de soins pour des personnes à charge d'un CPAS à la CAAMI, ainsi que le traitement automatisé des factures des dispensateurs de soins par la CAAMI.
Le fait d'associer la CAAMI au projet offrait les avantages suivants :
- le contrôle des factures/prestations s'effectue par une institution spécialisée et sur la base de la nomenclature de l'INAMI;
- le contrôle s'effectue de manière automatisée, ce qui permet de contrôler toutes les factures électroniques;
- les attestations d'aide médicale urgente pour les étrangers qui séjournent illégalement dans le pays peuvent être contrôlées par un médecin-conseil de la CAAMI.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
Quelques années après l'entrée en vigueur progressive du projet de réforme précité, deux lacunes importantes peuvent être constatées dans la relation avec les dispensateurs de soins :
- d'une part, les dispensateurs de soins ont besoin d'informations claires et préalables au sujet du tarif du remboursement de la part de l'État, tel qu'elles existent dans le cadre de l'assurance légale maladie-invalidité;
- d'autre part, l'État doit pouvoir prendre des mesures à l'égard des dispensateurs de soins, des paiement pouvant être bloqués ou récupérés en cas de manquements administratifs et de montants payés indûment.
En outre, il est nécessaire que l'État puisse établir une jurisprudence en ce qui concerne la justification médicale des attestations d'aide médicale urgente.
Etant donné que la Caisse auxiliaire d'assurance maladie-invalidité assure déjà aujourd'hui au nom et pour le compte de l'État l'exécution de contrôles et de paiements, il est actuellement opportun de lui confier également la tâche d'information au sujet du tarif de remboursement et de la prise de mesures en cas de manquements administratifs et de montants payés indûment. La participation active à cette politique de contrôle figure d'ailleurs déjà dans le cinquième contrat d'administration (2016-2018) conclu entre l'État belge et la CAAMI.
A cette fin et notamment pour le contrôle de la justification médicale de l'attestation, la fonction de médecin-contrôle est créée au sein de la CAAMI.
De plus, en ce qui concerne les centres publics d'action sociale, quelques problèmes ont été constatés :
- d'une part, la procédure actuelle prévoit que la décision prise par le centre public d'action sociale ne peut pas porter sur des aides octroyées au cours d'une période qui a débuté plus de 45 jours avant cette décision. Ce délai se trouve être insuffisant en pratique. Le projet de loi propose un délai de 60 jours.
- d'autre part, étant donné que les CPAS n'avancent plus le montant des frais médicaux, la sanction du non-remboursement des frais par l'État, dans le cas où le CPAS n'a pas ou mal effectué son enquête sociale, n'existe plus. En effet, ces frais médicaux sont remboursés directement aux dispensateurs de soins par la CAAMI au nom et pour le compte de l'État. Le projet de loi prévoit une possibilité de sanction, si une affiliation à un organisme assureur était possible ou si l'enquête sociale n'a pas ou mal été effectuée » (Doc. parl., Chambre, 2017- 2018, DOC 54-2890/001, pp. 4 et 5).
B.3.3. Au sujet, plus particulièrement, de la disposition attaquée, les travaux préparatoires de la loi du 29 mars 2018 précisent :
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
« Les missions de la CAAMI sont élargies à la communication d'informations au sujet du tarif de remboursement et à la prise de mesures en cas de manquements administratifs et de montants payés indûment, et ce au nom et pour le compte de l'État.
En raison de la complexité technique des divers contrôles dont la CAAMI est chargée, le Roi décrira concrètement et en détail l'ensemble de ces contrôles, en particulier ceux ayant trait à l'existence, à la conformité et à la justification médicale des attestations d'aide médicale urgente ainsi que les mesures à prendre en cas de manquements administratifs et de montants payés indûment.
En vue d'effectuer les contrôles concernant la justification médicale, une fonction de médecin-contrôle est créée au sein de la CAAMI. Le Roi devra déterminer le statut de celle- ci » (ibid., p. 7).
B.3.4. Dans son avis sur l'avant-projet qui est à l'origine de la loi du 29 mars 2018, la section de législation du Conseil d'État a observé, au sujet de la disposition attaquée :
« 3. Selon l'article 9ter, § 5, alinéa 1er, b), en projet, de la loi du 2 avril 1965, la CAAMI est chargée, au nom et pour le compte de l'État, d'effectuer des contrôles ‘ qui seront déterminés par le Roi '.
Interrogé quant à la portée de cette délégation, le délégué a précisé ce qui suit :
‘ En exécution de l'actuel article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965 “ relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'aide sociale ”, ces contrôles sont aujourd'hui déjà prévus par l'arrêté royal du 18 février 2014 “ relatif au contrôle des frais médicaux et pharmaceutiques dans le cadre de l'article 9ter de la loi du 2 avril 1965 relative à la prise en charge des secours accordés par les centres publics d'action sociale ”.
Il s'agit des contrôles suivants :
1° des contrôles techniques au niveau de l'envoi électronique de la facture;
2° des contrôles sur la présence ou non d'une décision de prise en charge conformément à l'article 9ter, § 1er, alinéa 1er de la loi;
3° des contrôles sur l'existence d'une assurance maladie-invalidité pour le patient;
4° des contrôles sur l'application de la réglementation de l'assurance maladie-invalidité;
5° des contrôles, pour les étrangers qui séjournent illégalement dans le Royaume, concernant les attestations d'aide médicale urgente.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
De manière générale, ces contrôles portent donc sur l'aide visée à l'article 9ter, § 1er, et plus précisément, sur les factures électroniques des dispensateurs de soins. L'arrêté royal du 18 février 2014 précité reste d'application. Une modification de cet arrêté, visant à préciser ces contrôles, est actuellement à l'étude.
Bien que les contrôles à effectuer soient déterminés par le Roi en raison de leur complexité technique, la précision suivante peut être apportée dans la disposition en projet :
“ b) d'effectuer les contrôles déterminés par le Roi concernant l'aide visée au paragraphe 1er; ” '[traduction libre].
On peut se rallier à cette proposition.
4. L'article 9ter, § 5, alinéa 1er, d), en projet, permet à la CAAMI de prendre des ‘ mesures ' en cas de manquements administratifs des dispensateurs de soins et en cas de paiements indus à ceux-ci.
Le délégué a fourni à ce sujet la précision suivante :
‘ La CAAMI sera chargée, au nom et pour le compte du SPP Intégration sociale, de prendre des mesures en cas de manquements administratifs dans le chef des dispensateurs de soins et en cas de paiements indus aux dispensateurs de soins.
Ces mesures impliqueront que la CAAMI ne procédera pas au paiement des frais médicaux et pharmaceutiques vis-à-vis des dispensateurs de soins en cas de manquements administratifs dans leur chef et que la CAAMI pourra récupérer directement auprès de ceux-ci les paiements indus '.
Il s'agit donc de mesures qui concernent les dispensateurs de soins.
En raison de la complexité technique de ces mesures, il est décidé de laisser au Roi le soin de les préciser. Nous proposons dès lors ce qui suit :
“ d) de prendre les mesures déterminées par le Roi en cas de manquements administratifs dans le chef des dispensateurs de soins et en cas de paiements indus aux dispensateurs de soins” ' [traduction libre].
Le Conseil d'État, section de législation, suggère de compléter le texte proposé par la phrase suivante :
‘ Ces mesures impliquent le non-paiement des frais médicaux et pharmaceutiques ou la récupération des montants indûment payés. ' » (ibid., pp. 19 et 20).
B.4.1. La disposition attaquée vise à renforcer les contrôles existants du respect de la réglementation relative à l'aide médicale urgente, en créant la fonction de médecin-contrôle de la CAAMI. Par ailleurs, elle élargit les missions de la CAAMI, qui se voit chargée de
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
communiquer des informations au sujet du tarif de remboursement des soins prodigués dans le cadre de l'aide médicale urgente, d'effectuer le remboursement des frais de cette aide et de prendre des mesures en cas de manquements administratifs dans le chef des dispensateurs de soins et en cas de paiements indus aux dispensateurs de soins.
B.4.2. La disposition attaquée ne modifie pas les conditions d'accès à l'aide médicale urgente fixées à l'article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 et à l'article 1er de l'arrêté royal du 12 décembre 1996.
Quant à la recevabilité
B.5.1. Le Conseil des ministres considère que le recours n'est pas recevable, à défaut, pour les parties requérantes, de justifier de l'intérêt requis. Selon lui, les parties requérantes présument que le médecin-contrôle de la CAAMI, qui exerce une fonction créée par la disposition attaquée, donnera nécessairement à la réglementation existante relative à l'aide médicale urgente une interprétation trop restrictive, de sorte que cet intérêt est hypothétique. Par ailleurs, à supposer que les parties requérantes entendent préserver le non-respect actuel par les prestataires de soins de la réglementation relative à cette aide en les soustrayant au contrôle prévu par la disposition attaquée, l'intérêt à agir devrait être qualifié d'illégitime.
B.5.2. Lorsqu'une exception d'irrecevabilité concerne également la portée qu'il y a lieu de donner à la disposition attaquée, l'examen de la recevabilité se confond avec celui du fond de l'affaire.
Quant au premier moyen
B.6.1. Les parties requérantes prennent un premier moyen de la violation de l'article 23, lu en combinaison ou non avec les articles 10, 11, 33, 105 et 108, de la Constitution. En substance, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole le principe de légalité contenu dans l'article 23 de la Constitution en ce qu'elle confie au Roi le soin de
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
déterminer les contrôles à exercer par le médecin-contrôle de la CAAMI, ainsi que les sanctions que celui-ci doit infliger en cas de non-respect de la réglementation relative à l'aide médicale urgente, alors que le droit à la protection de la santé, à l'aide sociale et à l'aide médicale doit être garanti par le législateur, à qui il revient également de fixer les conditions d'exercice de ce droit.
B.6.2. L'article 23, alinéas 2 et 3, 2°, de la Constitution oblige le législateur compétent à garantir le droit à la protection de la santé, à l'aide sociale et à l'aide médicale, et à déterminer les conditions d'exercice de ce droit.
Cette disposition constitutionnelle n'interdit cependant pas à ce législateur d'accorder des délégations au pouvoir exécutif, pour autant qu'elles portent sur l'exécution de mesures dont le législateur a déterminé l'objet.
Cette disposition constitutionnelle n'impose pas au législateur de régler tous les éléments essentiels du droit à la protection de la santé, à l'aide sociale et à l'aide médicale et ne lui interdit pas d'habiliter le pouvoir exécutif à régler ceux-ci.
B.6.3. L'article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965 charge la CAAMI de contrôler l'octroi de l'aide médicale urgente et crée à cette fin, au sein de cette institution, la fonction de médecin-contrôle.
B.6.4. Les conditions d'octroi de l'aide médicale urgente sont établies par la loi du 8 juillet 1976 et par l'arrêté d'exécution du 12 décembre 1996 mentionné en B.2.1. Il ressort de la lecture combinée de ces dispositions avec l'article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965 que la CAAMI, notamment en la personne du médecin-contrôle, est chargée de contrôler le respect de ces conditions sans rien modifier ni quant à leur contenu ni quant à leur portée et sans revenir sur le principe d'appréciation souveraine du médecin traitant qui, sur la base de sa responsabilité déontologique, détermine les soins qu'il estime nécessaires et urgents.
En ce qui concerne les sanctions applicables en cas de non-respect de ces conditions, l'article 9ter, § 5, alinéa 1er, d), de la loi du 2 avril 1965 prévoit que celles-ci peuvent être imposées en cas de manquements administratifs de la part des dispensateurs de soins et en cas
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
de paiements indus à ces derniers, et aussi qu'elles entraînent le non-paiement de l'aide visée ou la récupération des paiements indus.
Selon l'article 9ter, § 5, dernier alinéa, de la loi du 2 avril 1965, le Roi doit déterminer les modalités relatives aux missions précitées de la CAAMI, ainsi que le statut administratif, fonctionnel et pécuniaire du médecin-contrôle.
B.6.5. La disposition attaquée détermine ainsi clairement l'objet des mesures qui doivent être mises en œuvre par le Roi.
Le premier moyen n'est dès lors pas fondé.
Quant au deuxième moyen
B.7. Les parties requérantes prennent un deuxième moyen de la violation de l'article 23 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec ses articles 10 et 11, avec les articles 2, paragraphe 1, 4 et 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, avec les articles 11 et 13 de la Charte sociale européenne révisée, avec l'article 31 de la loi relative à l'exercice des professions des soins de santé, coordonnée le 10 mai 2015 (ci-après : la loi coordonnée du 10 mai 2015), avec l'article 73 de la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 (ci-après : la loi coordonnée du 14 juillet 1994), et avec l'article 144, § 1er, de la loi coordonnée du 10 juillet 2008 « sur les hôpitaux et autres établissements de soins »(ci-après : la loi coordonnée du 10 juillet 2008). En substance, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole l'obligation de standstill attachée au droit à la protection de la santé et à l'aide sociale et médicale des bénéficiaires de l'aide médicale urgente, garanti par l'article 23 de la Constitution.
B.8. La Cour n'est pas compétente pour contrôler des dispositions législatives au regard d'autres dispositions législatives qui ne sont pas des règles répartitrices de compétences. Le deuxième moyen, en ce qu'il est pris de la violation de la loi coordonnée du 10 mai 2015, de la loi coordonnée du 14 juillet 1994 et de la loi coordonnée du 10 juillet 2008, est irrecevable.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
B.9.1. L'article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. L'article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu'impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l'alinéa 2 de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
B.9.2. L'article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement le degré de protection offert par la législation applicable, sans qu'existent pour ce faire des motifs d'intérêt général.
B.10. Comme il est dit en B.6.4, la disposition attaquée ne modifie pas les conditions d'accès à l'aide médicale urgente. Il appartient néanmoins à la Cour de vérifier si, en renforçant les possibilités de contrôle par la création, notamment, de la fonction de médecin- contrôle de la CAAMI, la disposition attaquée n'entraîne pas, indirectement, un recul significatif du degré de protection offert par la législation applicable.
B.11.1. La seule circonstance que l'application d'une réglementation n'est pas ou peu contrôlée ne peut constituer en soi un degré de protection offert par la législation. En effet, le contrôle de la bonne application de la loi est une conséquence normale de son caractère obligatoire. En outre, l'article 23 de la Constitution n'empêche pas le législateur de prévenir ou de réprimer l'éventuel recours abusif au droit à la protection de la santé et à l'aide sociale et médicale par les bénéficiaires de celle-ci, en vue de garantir la jouissance de ce droit à ceux qui peuvent légitimement s'en prévaloir.
Contrairement à ce que les parties requérantes affirment, la disposition attaquée n'a pas pour objet de confier au médecin-contrôle de la CAAMI un contrôle de l'opportunité des soins prodigués dans le cadre de l'aide médicale urgente. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.1 à B.3.3 que la disposition attaquée doit s'interpréter comme établissant des
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
contrôles qui portent sur le caractère exclusivement médical de l'aide, sur l'existence d'un certificat médical attestant du caractère urgent de celle-ci et sur l'existence d'une enquête sociale préalable du CPAS. La disposition attaquée vise notamment à permettre le contrôle du respect des conditions relatives à l'aide médicale urgente. Ce faisant, le législateur n'est pas revenu sur le principe de l'appréciation de la justification de ces soins par le médecin traitant, qui, sur la base de sa responsabilité déontologique, détermine les soins qu'il estime nécessaires et urgents.
B.11.2. Contrairement à ce que les parties requérantes soutiennent, le renforcement des contrôles n'implique pas une complexification de la notion d'aide médicale urgente, mais s'inscrit dans le cadre d'une réforme tendant à fournir aux prestataires de soins des « informations claires et préalables au sujet du tarif du remboursement de la part de l'État, tel qu'elles existent dans le cadre de l'assurance légale maladie-invalidité » (Doc. parl., Chambre., 2017-2018, DOC 54-2890/001, p. 4). Ce renforcement des contrôles tend dès lors à apporter davantage de sécurité juridique pour les prestataires de soins et pour les bénéficiaires de ces soins.
B.11.3. En outre, lors de son contrôle, le médecin-contrôle de la CAAMI doit évidemment appliquer la réglementation en vigueur et ne peut retenir une conception plus restrictive de l'aide médicale urgente que celle qui est visée à l'article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 et à l'article 1er de l'arrêté royal du 12 décembre 1996. Il ne peut donc restreindre la portée du droit à l'aide médicale urgente et ne peut conclure au non-respect des conditions fixées par ces dispositions normatives que lorsqu'il n'apparaît pas de l'attestation du médecin traitant que les soins donnés relèvent de la qualification légale de l'aide médicale urgente.
Pour le surplus, il n'appartient pas à la Cour d'apprécier la manière dont la loi est appliquée et la diligence avec laquelle les contrôles sont effectués. C'est au juge compétent qu'il revient de vérifier si la pratique du médecin-contrôle de la CAAMI est conforme à la réglementation applicable.
B.12. Sous réserve de l'interprétation mentionnée en B.11.1 et B.11.3, la disposition attaquée n'entraîne pas un recul significatif dans le droit à la protection de la santé et à l'aide
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
sociale et médicale des bénéficiaires de l'aide médicale urgente et le deuxième moyen n'est pas fondé.
Quant au troisième moyen
B.13. Les parties requérantes prennent un troisième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 31 de la loi coordonnée du 10 mai 2015, avec l'article 73 de la loi coordonnée du 14 juillet 1994, avec l'article 144, § 1er, de la loi coordonnée du 10 juillet 2008 et avec les principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique. En substance, elles soutiennent que la disposition attaquée est discriminatoire en ce qu'elle restreint, par les contrôles et les sanctions qu'elle prévoit, la liberté thérapeutique et diagnostique des médecins qui prodiguent des soins dans le cadre de l'aide médicale urgente, de telle sorte que ces derniers sont traités de manière moins favorable que les médecins qui ne pratiquent pas l'aide médicale urgente.
B.14. Comme il est dit en B.8, la Cour n'est pas compétente pour contrôler des dispositions législatives au regard d'autres dispositions législatives qui ne sont pas des règles répartitrices de compétences. Le troisième moyen, en ce qu'il est pris de la violation de la loi coordonnée du 10 mai 2015, de la loi coordonnée du 14 juillet 1994 et de la loi coordonnée du 10 juillet 2008, est irrecevable.
B.15. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.
L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
B.16. Selon le Conseil des ministres, les catégories de personnes visées au moyen ne sont pas comparables en raison du domaine particulier du secteur médical dans lequel les médecins qui prodiguent des soins dans le cadre de l'aide médicale urgente agissent.
Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. Le caractère illégal ou non du séjour du bénéficiaire des soins prodigués peut certes constituer un élément dans l'appréciation du caractère raisonnable et proportionné d'une différence de traitement, mais il ne suffit pas pour conclure à la non-comparabilité, sous peine de priver de sa substance le contrôle qui est exercé au regard du principe d'égalité et de non-discrimination.
Contrairement à ce que le Conseil des ministres affirme, les catégories de personnes citées en B.13 sont comparables, puisqu'il s'agit dans les deux cas de médecins qui prodiguent des soins à un patient.
B.17.1. Les médecins qui pratiquent l'aide médicale urgente, contrairement aux autres médecins, sont confrontés à des patients qui ne disposent pas de ressources suffisantes pour pouvoir bénéficier de soins en dehors de cette aide, en raison, notamment, du caractère illégal de leur séjour. Puisque les frais de ces soins sont, dès lors, financés exclusivement par la collectivité, le législateur peut prévoir une procédure de contrôle plus sévère que celle qu'il prévoit dans le cadre des prestations effectuées en dehors de l'aide médicale urgente, notamment à l'article 31 de la loi coordonnée du 10 mai 2015 et à l'article 73 de la loi coordonnée du 14 juillet 1994, cités au moyen.
B.17.2. Comme il est dit en B.11.1, le contrôle du médecin-contrôle de la CAAMI, tel qu'il est prévu par la disposition attaquée, ne constitue pas un contrôle d'opportunité, mais bien un contrôle du respect des conditions relatives à l'aide médicale urgente.
B.17.3. Enfin, comme il est dit en B.11.3, le contrôle du médecin-contrôle de la CAAMI ne peut entraîner une sanction que lorsqu'il n'apparaît pas de l'attestation du médecin traitant que les soins donnés relèvent de la qualification légale de l'aide médicale urgente.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
B.18. La différence de traitement citée en B.13 est raisonnablement justifiée. Le troisième moyen n'est pas fondé.
Quant au quatrième moyen
B.19. Les parties requérantes prennent un quatrième moyen de la violation de l'article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, avec les articles 5 et 9 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) » (ci-après : le RGPD), avec les articles 5 et 6 de la Convention n° 108 du Conseil de l'Europe du 28 janvier 1981 « pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel » (ci-après : la Convention n° 108 du Conseil de l'Europe du 28 janvier 1981), lus à la lumière de la loi du 30 juillet 2018 « relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel » (ci-après : la loi du 30 juillet 2018), et de l'article 458 du Code pénal. En substance, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée autorise le médecin-contrôle de la CAAMI à accéder aux données personnelles relatives à la santé des patients pris en charge, par l'utilisation de l'application Mediprima. Cet accès constituerait une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de ces patients qui n'est pas prévue par une loi suffisamment accessible et prévisible, mais qui fait par contre l'objet d'une large délégation au Roi. Les parties requérantes affirment par ailleurs que cette ingérence n'est pas raisonnablement justifiée par un objectif légitime d'intérêt général.
B.20. Comme il est dit en B.8 et en B.14, la Cour n'est pas compétente pour contrôler des dispositions législatives au regard d'autres dispositions législatives qui ne sont pas des règles répartitrices de compétences. Le quatrième moyen, en ce qu'il est pris de la violation de la loi du 30 juillet 2018 et de l'article 458 du Code pénal, est irrecevable.
B.21.1. En réservant au législateur compétent le pouvoir de fixer dans quels cas et à quelles conditions il peut être porté atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale,
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
l'article 22 de la Constitution garantit à tout citoyen qu'aucune immixtion dans ce droit ne pourra avoir lieu qu'en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
Une délégation à un autre pouvoir n'est pas contraire au principe de légalité, pour autant que l'habilitation soit définie de manière suffisamment précise et porte sur l'exécution de mesures dont les éléments essentiels sont fixés préalablement par le législateur.
B.21.2. Outre l'exigence de légalité formelle, l'article 22 de la Constitution impose également que l'ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée soit définie en des termes clairs et suffisamment précis qui permettent d'appréhender de manière prévisible les hypothèses dans lesquelles le législateur autorise une pareille ingérence.
De même, l'exigence de prévisibilité à laquelle la loi doit satisfaire pour être conforme à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme implique que sa formulation soit assez précise pour que chacun puisse – en s'entourant au besoin de conseils éclairés – prévoir, à un degré raisonnable, dans les circonstances de la cause, les conséquences d'un acte déterminé (CEDH, grande chambre, 4 mai 2000, Rotaru c. Roumanie, § 55; grande chambre, 17 février 2004, Maestri c. Italie, § 30). La législation doit indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (CEDH, 12 juin 2014, Fernández Martínez c. Espagne, § 117).
B.22.1. Comme il est dit en B.11.1, il ressort des travaux préparatoires de la disposition attaquée que le contrôle du médecin-contrôle de la CAAMI porte sur le caractère exclusivement médical de l'aide, sur l'existence d'un certificat médical attestant du caractère urgent de celle-ci et sur l'existence d'une enquête sociale préalable du CPAS. Il résulte de ce qui précède que l'article 9ter, § 5, de la loi du 2 avril 1965, tel qu'il a été modifié par la loi du 29 mars 2018, et lu à la lumière de ses travaux préparatoires, contient suffisamment d'éléments permettant de déterminer les éléments essentiels du contrôle qui est confié au médecin-contrôle. Par ailleurs, dès lors qu'il s'agit d'un domaine dans lequel, par nature, l'aide sociale doit être adaptée à la situation personnelle de chaque bénéficiaire, il est adéquat
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
de recourir à un concept qualificateur qui se prête à une certaine appréciation par les acteurs de l'aide médicale urgente, dont les CPAS, mais aussi le médecin-contrôle de la CAAMI.
B.22.2. Le droit au respect de la vie privée des personnes physiques dans le cadre du traitement automatique des données à caractère personnel n'est pas absolu. L'article 23 du RGPD précise que les droits consacrés par ce règlement peuvent être limités moyennant le respect de l'essence de ceux-ci et que la limitation constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir, notamment, des objectifs importants d'intérêt public général de l'Union ou d'un État membre, notamment un intérêt économique ou financier important de l'Union ou d'un État membre, y compris dans les domaines monétaire, budgétaire et fiscal, de la santé publique et de la sécurité sociale (article 23, paragraphe 1, e)), de la prévention et de la détection de manquements à la déontologie des professions réglementées, ainsi que des enquêtes et des poursuites en la matière (article 23, paragraphe 1, g)) et d'une mission de contrôle, d'inspection ou de réglementation liée, même occasionnellement, à l'exercice de l'autorité publique (article 23, paragraphe 1, h)). L'article 6 de la Convention n° 108 du Conseil de l'Europe du 28 janvier 1981 autorise, lui, le traitement automatique de données révélant l'origine ethnique des personnes physiques, ainsi que de données relatives à leur santé, moyennant des garanties appropriées prévues par le droit interne.
B.22.3. Les contrôles prévus par la disposition attaquée peuvent déboucher sur des sanctions de nature civile, dans l'intérêt du financement de la sécurité sociale, destinées à mettre fin à une situation contraire à la loi. Il s'agit d'un objectif d'intérêt général. Ces contrôles sont effectués par le seul médecin-contrôle de la CAAMI, à l'exclusion de tout autre membre de l'administration. En tant que médecin, il est soumis au secret professionnel ainsi qu'aux règles déontologiques propres à sa profession. Pour le surplus, la disposition attaquée confie au Roi le soin de préciser les modalités des contrôles prévus par la disposition attaquée, ce qui ne Le dispense pas de respecter, à cette occasion, la réglementation relative à la protection des données à caractère personnel, sous le contrôle du juge compétent.
B.23. Le quatrième moyen n'est pas fondé.
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.022
Décision
Par ces motifs,
la Cour,
sous réserve de l'interprétation mentionnée en B.11.1 et B.11.3, rejette le recours.
NDLR : COMMUNIQUÉ DE PRESSE