En cause:
le recours en annulation des articles 19, 20 et 21 du décret de la Région wallonne du 17 décembre 2020 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2021 », introduit par la SA « Envisager ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I Objet du recours
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 25 juin 2021 et parvenue au greffe le 28 juin 2021, la SA « Envisager », assistée et représentée par Me M.-P. Donéa, avocat au barreau du Brabant wallon, a introduit un recours en annulation des articles 19, 20 et 21 du décret de la Région wallonne du 17 décembre 2020 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2021 » (publié au Moniteur belge du 31 décembre 2020).
Le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me A. Hirsch et Me V. Delcuve, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 23 mars 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l'affaire était en état, qu'aucune audience ne serait tenue, à moins qu'une partie n'ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu'en l'absence d'une telle demande, les débats seraient clos le 20 avril 2022 et l'affaire mise en délibéré.
Aucune demande d'audience n'ayant été introduite, l'affaire a été mise en délibéré le 20 avril 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l'emploi des langues ont été appliquées.
II En droit
A Argument
Quant à la recevabilité
A.1. La requête en annulation est introduite par une société immobilière spécialisée dans les ventes en viager. À la suite de l'abrogation du taux d'enregistrement réduit, la société a vu son activité baisser. Les dispositions attaquées entravent donc directement et manifestement son activité. La partie requérante affirme par ailleurs avoir été maintenue dans l'incertitude quant au sort réservé pour l'année 2021 à l'abrogation du taux réduit à partir du 1er janvier 2020, puisque cette abrogation était prévue par un cavalier budgétaire.
A.2. Le Gouvernement wallon soutient que le recours est irrecevable car, contrairement à ce que prévoit la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la partie requérante ne produit aucune preuve de la décision prise par les organes de la société habilités à intenter le recours. Ce dernier doit par conséquent être déclaré irrecevable. Quand bien même pourrait-elle faire valoir une telle décision, son intérêt est trop hypothétique et incertain pour justifier son action. L'objet social de la société requérante est en effet libellé beaucoup trop largement pour être interprété comme ne couvrant que les ventes en viager. La simple mention non étayée d'un risque de perdre des profits ne suffit donc pas à justifier l'intérêt à agir. Le Gouvernement wallon observe par ailleurs que le marché de la vente en viager n'a pas été affecté par la première abrogation du taux réduit le 1er janvier 2020, de telle sorte qu'il n'y a pas de raison qu'il le soit à la suite de l'entrée en vigueur de la seconde abrogation, prévue par les dispositions attaquées, le 1er janvier 2021.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.3.1. La partie requérante prend un premier moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les principes de la sécurité juridique et de la non-rétroactivité des lois, par les articles 19, 20 et 21 du décret du 17 décembre 2020 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2021 » (ci-après : le décret du 17 décembre 2020). Ces dispositions procèdent à l'abrogation du droit d'enregistrement réduit de 6 % qui était applicable aux ventes d'immeubles en viager (article 44, ancien, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe) ainsi que de la base minimale d'imposition applicable aux mêmes ventes (article 48, ancien, du même Code). Dans le même temps, le décret du 17 décembre 2020 met en place un régime transitoire. Cette abrogation était déjà prévue par les articles 19, 20 et 21 du décret du 19 décembre 2019 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2020 » (ci-après : le décret du 19 décembre 2019). Elle a dû être prévue à nouveau pour l'année budgétaire 2021 en raison de la technique législative utilisée par la Région wallonne, à savoir le recours à un cavalier budgétaire.
A.3.2. La partie requérante soutient que les dispositions attaquées ont un effet rétroactif en ce qu'elles font subir l'augmentation du taux à des situations antérieures définitivement accomplies en matière civile, puisqu'elles s'appliquent à des compromis de vente en viager signés en 2020 alors qu'elles sont entrées en vigueur le 1er janvier 2021. Partant, la partie requérante ne pouvait pas utilement conseiller ses clients sur les
conséquences fiscales des opérations envisagées. Eu égard à la durée de vie limitée des cavaliers budgétaires, la partie requérante pouvait légitimement penser que l'abrogation du taux de 6 % n'était que temporaire, d'autant plus que la Région wallonne n'a pas intégré cette abrogation dans un décret « ordinaire » au cours de l'année 2020, ce à quoi la partie requérante aurait pu légitimement s'attendre si la Région wallonne avait souhaité abroger définitivement ce taux. Or, les dispositions attaquées, qui confirment l'abrogation du taux de 6 % pour l'année budgétaire 2021, ont été publiées au Moniteur belge le 31 décembre 2020. Ces dispositions s'appliquent aux compromis de vente signés en 2020 mais pour lesquels l'acte authentique ne devrait intervenir qu'en 2021. Par conséquent, elles ont une portée rétroactive, qui découle de l'utilisation de la technique du cavalier budgétaire. Pour le surplus, la partie requérante observe que les travaux préparatoires des dispositions attaqués ne contiennent aucune justification quant à l'abrogation du taux de 6 % pour les compromis déjà signés, sauf application de la disposition transitoire, mais reposent uniquement sur certains articles de presse.
A.3.3. Le recours à deux cavaliers budgétaires successifs entrave la sécurité juridique des opérations effectuées par les clients de la partie requérante, qui se trouvent dans l'impossibilité de déterminer le régime fiscal applicable à ces opérations. De manière générale, la technique du cavalier budgétaire prive le contrôle de constitutionnalité effectué par la Cour de toute efficacité, puisque celle-ci maintient régulièrement les effets des dispositions législatives qu'elle annule en matière fiscale. Cela incite donc la Région wallonne à multiplier l'utilisation des cavaliers budgétaires. Selon la partie requérante, bien que la Cour ne soit pas compétente pour contrôler le processus d'élaboration d'une norme, elle impose qu'une justification soit donnée à l'adoption d'une disposition lorsque celle-ci trompe les attentes légitimes des justiciables. En outre, une loi fiscale, même non rétroactive, ne peut pas porter atteinte à la sécurité juridique, à moins qu'elle vise à combattre un usage impropre de la législation en vigueur et que les opérations ne s'expliquent que par cet usage. En l'espèce, le législateur décrétal n'avance aucune justification. Par ailleurs, le caractère rétroactif des dispositions attaquées crée une discrimination entre les personnes qui bénéficient de la sécurité juridique et celles qui n'en bénéficient pas.
A.4.1. Le Gouvernement wallon soutient en premier lieu que les catégories de personnes que la Cour est amenée à comparer ne sont pas suffisamment précises. Il est de jurisprudence constante que les articles 10 et 11 de la Constitution ne sont pas violés pour la seule raison qu'une nouvelle disposition déjouerait les calculs de ceux qui avaient compté sur le maintien de la réglementation antérieure. La différence entre deux législations qui se suivent dans le temps ne suffit pas. Par conséquent, le recours doit être déclaré non fondé.
A.4.2. À défaut, le Gouvernement wallon soutient que les dispositions attaquées sont suffisamment justifiées. Il importe tout d'abord de souligner que, d'après la Cour constitutionnelle, le législateur dispose d'un large pouvoir d'appréciation en matière fiscale pour établir des réductions et diminutions d'impôts.
Ensuite, le Gouvernement wallon conteste l'argumentaire selon lequel le décret attaqué contiendrait un aspect rétroactif. Il faut en effet distinguer les impôts directs des impôts indirects. Ces derniers, dont font partie les droits d'enregistrement, s'appliquent à une opération isolée et ponctuelle. Or, une règle n'est rétroactive que lorsqu'elle s'applique à des situations dont les conditions de taxation étaient définitivement déterminées au moment de leur entrée en vigueur. Dès lors, le décret ne saurait être rétroactif puisqu'il est entré en vigueur le 1er janvier 2021, soit à une date postérieure à son adoption. La perception de cet impôt indirect n'a en outre lieu qu'au moment de la formalité de l'enregistrement (article 1er du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe). Par ailleurs, le Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe prévoit plusieurs modalités permettant aux parties contractantes de se prémunir contre les aléas liés aux modalités de la vente et de la passation de l'acte authentique, notamment en ce qui concerne le montant des droits d'enregistrement dus.
A.4.3. Au surplus, le Gouvernement wallon note que les reproches relatifs à l'absence de justification des dispositions attaquées et à l'utilisation d'un cavalier budgétaire sont infondés. La volonté de mettre un terme à un avantage fiscal jugé défaillant et susceptible d'abus ressort clairement des travaux préparatoires. Ainsi, le législateur est parti du constat que la législation prévoyant le taux réduit comportait des lacunes techniques et juridiques qui emportent des risques d'abus, lesquels sont confirmés par un certain nombre d'articles de presse ou de publicités.
En ce qui concerne le second moyen
A.5. La partie requérante prend un second moyen de la violation de l'article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme, par les dispositions attaquées. Ces dispositions constituent un impôt qui constitue par définition une ingérence dans le droit au respect des biens et qui doit, de ce fait, être raisonnablement proportionné au but poursuivi. La Cour européenne des droits de l'homme considère en effet qu'un impôt peut être incompatible avec le Protocole précité s'il fait peser une charge excessive sur le contribuable. Or, la partie requérante estime que l'augmentation considérable et rétroactive du taux d'imposition à l'encontre d'une espérance légitime est manifestement assimilable à une charge excessive. Cette dernière n'est nullement justifiée par les travaux préparatoires, comme l'ont relevé les arguments développés dans le premier moyen.
A.6. Le Gouvernement wallon réfute le second moyen en soutenant qu'il appartient à la partie requérante de démontrer que les dispositions attaquées font effectivement peser sur elle une charge excessive ou portent fondamentalement atteinte à sa situation financière. Or, celle-ci n'apporte pas cette preuve, le seul relèvement d'un impôt ne pouvant constituer une charge excessive. L'argument de la partie requérante consistant à prétendre que son activité pourrait être drastiquement réduite doit être écarté puisque la partie requérante ne doit pas elle- même payer ces droits. En outre, le taux réduit a connu une durée de vie très courte, à peine deux ans. On peut difficilement en faire un acquis éternel.
B Point de vue de la cour
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1. La partie requérante demande l'annulation des articles 19, 20 et 21 du décret de la Région wallonne du 17 décembre 2020 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2021 » (ci-après : le décret du 17 décembre 2020). Ces dispositions ont trait à la modification du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe. Elles visent plus précisément à supprimer à partir du 1er janvier 2021 le système d'enregistrement au taux réduit de 6 %, en vigueur depuis le 1er janvier 2018, applicable aux ventes d'immeubles en viager à certaines conditions. Ce système a déjà été abrogé pour l'année budgétaire 2020 par le décret de la Région wallonne du 19 décembre 2019 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2020 ».
B.2. L'article 19 du décret du 17 décembre 2020 abroge le taux réduit de 6 % applicable aux ventes d'immeubles en viager sous certaines conditions. Il dispose :
« Dans l'article 44 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, l'alinéa 2, introduit par le décret du 13 décembre 2017, est abrogé.
Toutefois, l'article 44, alinéa 2, du même Code, introduit par le décret du 13 décembre 2017, reste applicable en présence d'une vente constatée par un acte sous seing privé qui a reçu une date certaine au sens de l'article 1328 du Code civil avant le 21 décembre 2019.
Sont sujets à restitution, les droits proportionnels perçus sur l'acte sous seing privé dont question à l'alinéa précédent, lorsque la vente est constatée par acte authentique conformément à l'article 44, alinéa 2, du même Code, introduit par le décret du 13 décembre 2017, à concurrence du différentiel entre les droits proportionnels perçus et les droits proportionnels calculés sur base de l'application de l'article 44, alinéa 2 du même Code ».
B.3. L'article 20 du décret du 17 décembre 2020 abroge la base minimale d'imposition applicable aux ventes d'immeubles en viager sous certaines conditions. Il dispose :
« Dans l'article 48 du même Code, l'alinéa 2, introduit par le décret du 13 décembre 2017, est abrogé.
Toutefois, l'article 48, alinéa 2, du même Code, introduit par le décret du 13 décembre 2017, reste applicable en présence d'une vente constatée par un acte sous seing privé qui a reçu une date certaine au sens de l'article 1328 du Code civil avant le 21 décembre 2019.
Sont sujets à restitution, les droits proportionnels perçus sur l'acte sous seing privé dont question à l'alinéa précédent, lorsque la vente est constatée par acte authentique conformément à l'article 48, alinéa 2, du même Code, introduit par le décret du 13 décembre 2017, à concurrence du différentiel entre les droits proportionnels perçus et les droits proportionnels calculés sur base de l'application de l'article 48, alinéa 2 du même Code ».
B.4. L'article 21 du décret du 17 décembre 2020 dispose :
« Le présent décret entre en vigueur le 1er janvier 2021 ».
B.5.1. Les libellés des articles 19 et 20 du décret du 17 décembre 2020 sont respectivement identiques à ceux des articles 19 et 20 du décret de la Région wallonne du 19 décembre 2019 « contenant le budget des recettes de la Région wallonne pour l'année budgétaire 2020 » (ci-après : le décret du 19 décembre 2019).
B.5.2. Dans le projet à l'origine du décret du 19 décembre 2019, seul le premier alinéa de chacun des articles 19 et 20 précités était prévu. Les travaux préparatoires du 28 novembre 2019 justifient alors ces abrogations comme suit :
« Ces deux articles visent à supprimer le régime favorable particulier pour les ventes en viager instauré par le décret du 13 décembre 2017. Il ressort de diverses analyses que le dispositif en place comporte des lacunes techniques et juridiques, et ouvre le risque aux abus. Il apparaît compliqué de lui apporter les corrections nécessaires tout en conservant un texte praticable et accessible.
Le régime favorable est donc supprimé pour tous les actes passés à partir du 1er janvier 2020 » (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, nos 81/1 et 81/2, annexe 6, p. 10).
La portée du risque d'abus mentionné dans ces travaux préparatoires a ensuite été précisée le 13 décembre 2019 comme consistant principalement à minimiser le prix de vente, à ne prévoir aucune rente ou à minimiser celle-ci, ou encore à réaliser la vente de la nue- propriété puis celle de l'usufruit à brève échéance à la seule fin de bénéficier de l'avantage fiscal (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, nos 81/5 et 82/3, p. 8). Le ministre compétent ajoute, dans le même document, que ce mécanisme très récent était peu utilisé et que sa suppression obéit à un objectif de justice sociale (ibid., p. 29).
B.5.3. Le deuxième alinéa des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019, qui apporte une mesure transitoire à l'abrogation effectuée par le premier alinéa, a été introduit par un amendement du 13 décembre 2019 avec la justification suivante :
« Lors de la mise en œuvre d'un terme à l'application d'une mesure fiscale, il convient de tenir compte de la prévisibilité de celui-ci dans le chef des redevables wallons déjà impliqués dans le champ d'application du dispositif. Cela concerne le principe de légitime confiance.
Dans le cas précis de la fin du régime favorable aux ventes en viager, instauré par le décret du 13 décembre 2017, certains sont déjà engagés fermement dans une vente en cette fin d'année 2019, par la conclusion d'un compromis de vente (acte sous seing privé).
Ces redevables ne disposent pas de la possibilité d'annuler la vente pour cause d'un changement de régime fiscal, avec pour effet de la suppression des deux mesures favorables combinées sur le viager de pouvoir constater une forte hausse des droits dus.
De plus, en cas d'emprunt bancaire, les offres bancaires sont alors souvent déjà lancées et il ne sera souvent pas permis de financer également cette hausse de fiscalité non prévue.
Pour éviter tout risque financier et assurer la sécurité juridique aux personnes déjà engagées, une mesure transitoire spécifique est décidée, en permettant de bénéficier du bénéfice des deux dispositions favorables sur les ventes en viager pour les actes authentiques passés après le 1er janvier 2020, à la stricte condition que ceux-ci fassent l'objet d'un compromis ayant reçu une date certaine jusqu'au vendredi 20 décembre 2019 inclus.
Un enregistrement du compromis suffit donc. Cela garantit au redevable de bénéficier des avantages et à l'autorité que toute possibilité d'abus via une forme d'antidatage est exclue.
La date du 20 décembre 2019 est retenue et estimée raisonnable au vu de la prise de connaissance publique de la nécessité d'un enregistrement de l'acte sous seing privé le vendredi 13 décembre 2019 » (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, n° 81/4, p. 2).
Lors des travaux préparatoires, il a été ajouté que la mesure est destinée à « celles et ceux qui se sont engagés en toute bonne foi et en confiance totale à l'égard du Gouvernement wallon » et que la « date du 20 décembre est le minimum qui pouvait être fait » (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, nos 81/5 et 82/3, p. 36).
B.5.4. Le troisième alinéa des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019, qui vise à préciser les conditions de restitution des droits proportionnels déjà perçus, a été introduit par deux amendements du 19 décembre 2019 avec la justification suivante :
« Afin de lever toute ambiguïté pouvant être dommageable aux redevables et dans le respect de l'intention du législateur d'assurer la bonne administration et la confiance légitime, il est prévu une restitution spécifique lorsque l'on est face à l'enregistrement d'un acte sous seing privé sans condition suspensive […].
[…] Le montant à restituer correspond donc, dans ce cas, à la différence entre le droit perçu sur la convention sous seing privé et le droit qui aurait été perçu si le taux visé à l'article 44, alinéa 2, et la base imposable de l'article 48, alinéa 2, avaient été appliqués » (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, n° 81/6, pp. 2-3).
Quant à la recevabilité
B.6. Le Gouvernement wallon estime que le recours est irrecevable, au motif notamment que la partie requérante, personne morale, n'a pas produit la décision d'intenter le recours et qu'elle ne prouve pas à suffisance que les dispositions attaquées l'affectent directement et défavorablement.
B.7. L'article 7, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle prévoit que la preuve de la décision d'intenter le recours doit être produite « à la première demande ». Cette formulation permet à la Cour de renoncer à une telle demande, notamment lorsque la personne morale est représentée par un avocat, comme c'est le cas en l'espèce.
Cette interprétation ne fait pas obstacle à ce qu'une partie allègue que la décision d'intenter le recours n'a pas été prise par l'organe compétent de la personne morale, à condition d'apporter la preuve de son allégation, ce qu'elle peut faire par toute voie de droit. Tel n'est pas le cas en l'espèce.
B.8.1. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d'un intérêt. Ne justifient de l'intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s'ensuit que l'action populaire n'est pas admissible.
B.8.2. La partie requérante, en sa qualité de société anonyme dont l'objet social consiste, notamment, en des opérations de conseil dans les transactions immobilières en viager, est susceptible d'être affectée directement et défavorablement par des dispositions qui suppriment le taux préférentiel applicable jusque-là aux ventes en viager sous certaines conditions, comme c'est le cas des dispositions attaquées, entraînant de ce fait le risque d'une baisse de l'activité dans ce secteur.
B.9. Les exceptions sont rejetées.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
B.10. Le premier moyen est pris de la violation, par les dispositions attaquées, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les principes de la sécurité juridique et de la non-rétroactivité des lois.
Selon la partie requérante, les dispositions attaquées confèrent, sans justification raisonnable, un effet rétroactif à la suppression du taux réduit de 6 % applicable aux ventes en viager sous certaines conditions et elles portent atteinte à la confiance légitime des parties à un compromis de vente conclu antérieurement à l'entrée en vigueur de ces dispositions.
B.11.1. Les articles 44 et 48 du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, avant leur abrogation par les dispositions attaquées, disposaient :
« Art. 44. Le droit est fixé à 12,50 p.c. pour les ventes, échanges et toutes conventions translatives à titre onéreux de propriété ou d'usufruit de biens immeubles.
Ce droit est réduit à 6 % pour les ventes en viager, ayant pour objet la vente, de l'habitation qui est la résidence principale du vendeur depuis au moins 5 ans, constatées par acte authentique. Cette réduction n'est pas applicable aux conventions sous seing privé présentées à l'enregistrement ».
« Art. 48. Lorsque la convention a pour objet la nue-propriété d'un immeuble dont l'usufruit est réservé par l'aliénateur, la base imposable ne peut être inférieure à la valeur vénale de la pleine propriété.
Par dérogation à l'alinéa 1er, pour les ventes en viager de la nue-propriété d'un immeuble dont l'usufruit est réservé par l'aliénateur, constatées par acte authentique et visées à l'article 44, alinéa 2, la base imposable ne peut être inférieure à :
– 50 % de la valeur vénale de la pleine propriété si la durée maximale de la rente est inférieure ou égale à 20 ans;
– 40 % de la valeur vénale de la pleine propriété si la durée maximale de la rente est supérieure à 20 ans ».
Sous l'empire de ces dispositions, le bénéfice du taux réduit et de la base imposable spécifique aux ventes en viager sous certaines conditions est appliqué aux seuls actes authentiques, à la date de la signature de ceux-ci, à l'exclusion des conventions sous seing privé présentées à l'enregistrement.
B.11.2. Les articles 19, 20 et 21 du décret du 17 décembre 2020 s'appliquent aux actes authentiques signés à partir du 1er janvier 2021, soit postérieurement à l'adoption du décret du 17 décembre 2020. Les dispositions attaquées dans l'affaire présentement examinée n'ont dès lors pas d'effet rétroactif.
B.12. Comme il est dit en B.5.1, le contenu des articles 19 et 20 du décret du 17 décembre 2020 est identique à celui des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019. L'entrée en vigueur des articles 19 et 20 du décret du 17 décembre 2020 est fixée, par l'article 21 de ce décret, au 1er janvier 2021. L'entrée en vigueur des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019 est fixée, par l'article 21 de ce décret, au 1er janvier 2020.
Par son arrêt n° 147/2021 du 21 octobre 2021, la Cour a jugé que les articles 19, 20 et 21 du décret du 19 décembre 2019 ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique :
« B.13. En adoptant les dispositions attaquées, le législateur décrétal a fait application de son large pouvoir d'appréciation en matière fiscale. Les dispositions législatives qui définissent le taux et la base imposable d'un impôt peuvent à tout moment être modifiées, en tout ou en partie, de sorte que les justiciables ne peuvent pas légitimement escompter le maintien sans modification, dans le futur, de ces dispositions.
B.14.1. Il est vrai que l'application des dispositions attaquées peut contrecarrer les plans des signataires d'un compromis de vente. Le législateur décrétal en a toutefois tenu compte en adoptant une mesure transitoire. En conséquence, les actes authentiques passés après le 1er janvier 2020 peuvent bénéficier du taux d'enregistrement réduit qui a été abrogé, à la condition qu'ils aient fait l'objet d'un compromis ayant reçu une date certaine au plus tard le 20 décembre 2019.
B.14.2. Les parties requérantes soutiennent que la date retenue pour l'application de cette mesure transitoire est impraticable dans les faits puisqu'elle est trop limitée dans le temps.
Le risque d'abus, invoqué dans les travaux préparatoires pour justifier la suppression du taux préférentiel, comme il est dit en B.4.1, a également pu légitimement justifier la limitation du champ d'application temporel de la mesure transitoire. Le législateur décrétal a en outre voulu diminuer les risques d'‘ antidatage ' (Doc. parl., Parlement wallon, 2019-2020, n° 81/4, p. 2). En ne laissant que quelques jours aux personnes concernées pour bénéficier de la mesure transitoire, le législateur décrétal n'a pas méconnu de manière déraisonnable l'intérêt qu'ont les signataires d'un compromis de vente à prévoir les effets juridiques de leur opération immobilière.
Par ailleurs, l'application du taux réduit de 6 % est une matière dans laquelle le législateur décrétal a entendu imposer l'intervention d'un notaire, eu égard au rôle de conseil que ce dernier est appelé à jouer à l'égard de chacune des parties, ainsi qu'à son impartialité. Les notaires ayant été prévenus par la Fédération royale du notariat belge les 6, 16 et 17 décembre 2019, la date butoir pour l'enregistrement d'un compromis de vente, fixée par la mesure transitoire attaquée, n'est pas de nature à empêcher les personnes concernées, sous les conseils de leur notaire, d'agir pour préserver l'avantage fiscal escompté.
B.15. Le premier moyen n'est pas fondé ».
B.13. Comme il est dit en B.5.1, les dispositions attaquées confirment, à partir du 1er janvier 2021, l'abrogation du régime organisé par les articles 44 et 48, anciens, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, qui était déjà prévue par les articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019, lesquels sont entrés en vigueur le 1er janvier 2020, en vertu de l'article 21 de ce décret. Partant, pour les mêmes motifs que ceux qui sont énoncés dans l'arrêt n° 147/2021, les dispositions attaquées dans l'affaire présentement examinée sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les principes de la sécurité juridique et de la non-rétroactivité des lois.
B.14. Le premier moyen n'est pas fondé.
En ce qui concerne le second moyen
B.15. Le second moyen est pris de la violation, par les dispositions attaquées, de l'article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 1er du Premier protocole
additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme et avec le principe de la non- rétroactivité des lois.
B.16.1. L'article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.16.2. L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ».
B.16.3. L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme ayant une portée analogue à celle de l'article 16 de la Constitution, les garanties qu'il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle des dispositions attaquées.
B.17.1. Comme il est dit en B.5.1, le contenu des articles 19 et 20 du décret du 17 décembre 2020 est identique à celui des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019. L'entrée en vigueur des articles 19 et 20 du décret du 17 décembre 2020 est fixée, par l'article 21 de ce décret, au 1er janvier 2021. L'entrée en vigueur des articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019 est fixée, par l'article 21 de ce décret, au 1er janvier 2020.
B.17.2. Par son arrêt n° 147/2021, la Cour a jugé que les articles 19, 20 et 21 du décret du 19 décembre 2019 étaient compatibles avec l'article 16 de la Constitution, lu en
combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme :
« B.18. L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme offre une protection non seulement contre l'expropriation ou la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l'usage des biens (second alinéa).
Selon l'article 1er du Premier Protocole additionnel, la protection du droit de propriété ne porte pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il y a lieu d'établir un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et celles de la protection du droit de propriété.
L'ingérence dans le droit au respect des biens n'est compatible avec ce droit que si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c'est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et celles de la protection de ce droit. La Cour européenne des droits de l'homme considère également que les États membres disposent en la matière d'une grande marge d'appréciation (CEDH, 2 juillet 2013, R.Sz. c. Hongrie, § 38).
La Cour européenne des droits de l'homme a jugé qu'‘ une modification législative qui fait disparaître une attente légitime peut constituer en soi une ingérence dans le droit de propriété (voy., mutatis mutandis, Maurice c. France [GC], n° 11810/03, §§ 67-71 et 79, CEDH 2005-IX; Draon c. France [GC], n° 1513/03, §§ 70-72, 6 octobre 2005; et Hasani c. Croatie (déc.), n° 20844/09, 30 septembre 2010) ' (CEDH, 2 juillet 2013, R.Sz. c. Hongrie, § 33).
B.19. En l'espèce, les parties requérantes soutiennent que c'est au moment du compromis de vente que sont déterminées les conditions de taxation. Partant de ce postulat, le taux réduit de 6 % et la base d'imposition spécifique que les acquéreurs s'attendent à payer constitueraient une espérance légitime au sens de l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme. Or, cette affirmation est erronée en ce qui concerne le droit d'enregistrement visé aux articles 44 et 48, anciens, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe. Aux termes de ces derniers, seul un acte authentique peut donner lieu à la réduction et celle-ci n'est pas applicable aux conventions sous seing privé présentées à l'enregistrement.
Comme il est dit en B.13, les dispositions législatives qui définissent le taux et la base imposable d'un impôt peuvent à tout moment être modifiées, en tout ou en partie, de sorte que les justiciables ne peuvent pas légitimement escompter le maintien sans modification, dans le futur, de ces dispositions. Les acquéreurs d'un immeuble en viager ne pouvaient donc légitimement espérer bénéficier du taux d'enregistrement réduit qu'au moment de la signature de l'acte authentique, soit postérieurement à la signature du compromis de vente. L'attente
légitime au sens de l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être acquise qu'à ce moment.
B.20. Le second moyen n'est pas fondé ».
B.17.3. Comme il est dit en B.5.1, les dispositions attaquées confirment, à partir du 1er janvier 2021, l'abrogation du régime organisé par les articles 44 et 48, anciens, du Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe, qui était déjà prévue par les articles 19 et 20 du décret du 19 décembre 2019, lesquels sont entrés en vigueur le 1er janvier 2020, en vertu de l'article 21 de ce décret. Partant, pour les mêmes motifs que ceux qui sont énoncés dans l'arrêt n° 147/2021, les articles 19, 20 et 21 du décret du 17 décembre 2020 sont compatibles avec l'article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme.
B.18. Le second moyen n'est pas fondé.
Décision
Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.